Au vu de la confusion générale qui règne dans le pays, on réalise à quel point il est difficile de gérer le changement lorsqu’il est brutal, profond et irréversible. Quand, de surcroît, il prend la forme d’une rupture politique majeure qui confine à une véritable révolution.
Que sait-on de l’histoire des révolutions, sinon qu’elles sont l’ultime réponse aux évolutions manquées, dévoyées, travesties, freinées et déviées du cours de l’Histoire ? Que sait-on des révolutions abouties, sinon qu’elles signifient fondamentalement une nouvelle redistribution du pouvoir et des richesses ?
Qui sont à la racine de la contestation sociale et politique qui a fini par submerger un régime à bout de souffle, en fin de cycle politique et économique. Il n’y a de rupture politique majeure que parce que les gens se sentaient marginalisés, exclus, privés d’emplois, de revenus décents, quand ils ne sont pas au chômage, bref, lorsque la croissance, quand elle existe, enrichit les plus riches et appauvrit les plus pauvres, sans mécanismes de régulation sociale et politique dignes de ce nom.
Dès les premières aurores de janvier 2011, certains groupes privés, à l’instar des entreprises étrangères qui ont une meilleure connaissance de ce genre de situation, l’ont compris. Ils ont aussitôt réagi en procédant à des réajustements des salaires pour anticiper les mouvements de revendications qu’on voyait venir.
Ce geste d’apaisement servait à la fois de parade et marquait les limites d’un partage de la valeur ajoutée pour ne pas compromettre la compétitivité et la pérennité des entreprises. On a assisté à un changement de ton et de comportement à l’égard des ouvriers qui ont largement investi et même débordé le champ syndical. On y a vu émerger une nouvelle forme de management, plus soucieux des conditions de travail, de production et de vie des salariés.
Une vraie révolution culturelle. Il devenait évident qu’on ne pouvait déployer en permanence l’étendard de la valeur travail sans réhabiliter et le travail et le travailleur lui-même. Les entreprises publiques sont hélas restées, sans doute à cause de leur statut contraignant, en marge de ce mouvement. Elles n’ont pas eu l’agilité nécessaire pour infléchir leur mode de gouvernance, devenu désuet et caduc. Elles sont restées sourdes aux demandes de changement des salariés qui, eux, savaient ce que révolution voulait dire. Leur offre de dialogue, quand elles en avaient, était si décalée par rapport aux exigences des travailleurs que le pire était à craindre. Elles s’accrochaient à un logiciel de gestion d’avant-révolution, dont on savait qu’il avait vécu, emporté qu’il était par la vague de revendications des travailleurs qui allait crescendo.
Toute la chaîne de commandement était grippée, bloquée, rompue en maints endroits, faute d’avoir intégré la nouvelle donne politique et sociale. Les tensions, la montée des fièvres revendicatives, les convulsions sociales et la chute de production, qui paralysent aujourd’hui la Compagnie des phosphates de Gafsa et le Groupe chimique (GC), en sont l’illustration. Pour n’avoir pas anticipé et pris le tournant à temps, ils sont en train de payer pour rien le prix le plus fort. Ils sont obligés de céder à chaque fois dans les pires situations, sous la pression de revendications de plus en plus virulentes, sans jamais aboutir à de véritables issues qui mettent en perspective un vrai dialogue social pleinement assumé et partagé.
Pour n’avoir pas su ou pu prendre dès le départ l’initiative de construire un véritable dialogue social au sein et en dehors du Groupe, en y employant les ingrédients qu’il fallait pour réparer en partie les dégâts matériels, moraux et environnementaux subis pendant plusieurs décades, le GC, laissé, il est vrai, livré à lui-même sans véritable soutien gouvernemental, était à chaque fois acculé à des mesures en demi-teinte, fort coûteuses et sans effet d’apaisement.
Le résultat est encore plus désastreux, car cela revient à laminer son pouvoir de négociation face aux salariés, aux laissés-pour-compte de la région et à la région elle-même, victime expiatoire d’un modèle de gestion et de développement qui lui prend tout et ne lui donne rien, sinon les pires nuisances. Rendons grâce à Kaïs Dali, qui y était aux manettes au lendemain de la révolution ; il avait pleinement conscience de ce qu’il fallait faire et il s’y était employé, mais il avait été lâché et « sacrifié » par sa tutelle et par le pouvoir en place. Le bateau coule sans qu’on y prenne garde.
Les multiples concessions partielles et donc partiales, arrachées dans la confusion, ne préfigurent rien de bon et de définitif. Il aurait fallu pour cela présenter un vrai projet, une véritable perspective de développement, servis par une sincère pédagogie des enjeux, susceptible de provoquer le ralliement et l’adhésion des salariés, des chômeurs et des notables politiques de la région. On a du mal à comprendre l’attitude, les propos indignés de politiciens et d’experts en tout genre, qui se livrent à une comptabilité financière décalée quand elle n’est pas indécente. Ils fustigent les arrêts de production et en dénoncent les auteurs – oubliant au passage que c’est d’ici, du bassin minier, que sont apparues, dès 2008, les premières lézardes d’un système politique qui n’a pas su se renouveler, en l’absence d’ouverture démocratique -. Inutile de désigner de prétendus coupables, il n’y a que des victimes d’un côté, comme de l’autre. Il ne sert non plus à rien de s’alarmer du manque à gagner, sinon qu’à enflammer les foules. Une telle attitude n’est pas de nature à calmer les esprits, à faire tomber les tensions, ni à définir les termes d’un accord au bénéfice de tous. On peut même craindre qu’elle ne soit le reflet d’une forme d’autisme aigu et d’une incapacité de se mettre en cohérence avec les nouvelles valeurs de liberté, de justice et de démocratie, qui ont désormais cours dans le pays.
A quoi bon jeter de l’huile sur le feu et exacerber les frustrations ? Evoquer, à longueur de journée, ce gâchis financier, le manque à gagner, ou l’argent perdu ne va pas culpabiliser ces régions. Elles n’en ont jamais vu la couleur, alors qu’elles devraient pouvoir en profiter au même titre que les grandes métropoles économiques du littoral. C’est leur faire un mauvais et injuste procès.
Le rôle des politiques, des gouvernants est d’être tout aussi engagés et déterminés que patients et compréhensifs. Il faut pouvoir construire un cadre de dialogue avec les damnés de la terre, avec ceux qui, aujourd’hui, revendiquent un emploi et une place dans le banquet national dont ils se sentaient jusque-là exclus.
Il y a quatre ans, dès l’apparition des premiers signes de troubles qui affectaient le GC, nous proposions ici même la création d’un Fonds de développement régional – qui soit la propriété de la région – alimenté par 10% des bénéfices du groupement. Il n’y avait aucune raison pour ne pas dupliquer ici des pratiques qui ont pleinement réussi dans certains établissements privés. Telle banque de la place, la plus performante, sans être la plus grande, distribue depuis plus de 40 ans 10% de son bénéfice à ses salariés. Ce Fonds aurait pour tâche de promouvoir des projets de développement à l’échelle de la région. Il disposerait d’énormes moyens d’intervention en profitant de l’effet de levier bancaire. Il ferait appel à des cadres et à des compétences qui sauront multiplier les foyers et les relais de croissance et de création d’emplois, sous les auspices et le contrôle des régions qui seront présentes à tous les niveaux de décision.
C’est d’ailleurs là que le bât blesse. C’est là, en effet, où l’on peut mesurer les carences, l’incurie des politiques qui rechignent depuis plus de quatre ans à doter les régions des pouvoirs qui doivent leur revenir. La décentralisation, qui est l’essence même de la démocratie, est en rade.
Tous les politiques qui se sont relayés tout au long de ces 4 dernières années en parlent, personne ne s’y engagé. Pourtant, c’est là que réside en grande partie la solution des problèmes qui paralysent aujourd’hui la CPG et le GC – pour ne citer que ceux-là – et qui hypothèquent le développement des régions. Celles-ci doivent s’émanciper de la capitale pour les problèmes qui ne sont pas forcément du ressort de l’administration centrale. Il faut qu’elles se réapproprient le pouvoir de décision qui doit leur revenir.
Les régions, contrairement aux idées les plus répandues, font partie de la solution. Elles sont moins un problème et constituent, à bien y réfléchir, un formidable réservoir de développement. C’est moins un choix qu’une impérieuse nécessité. Celle de construire et de réinventer un vrai dialogue économique et social qui ne soit pas dominé par le pouvoir central, prompt à invoquer l’intérêt national sans que les régions représentées par la société civile, les acteurs économiques et sociaux et les… chômeurs n’y prennent effectivement part.
On ne sortira pas du marasme actuel, de la logique d’enfermement et d’affrontement qui font peser de sérieuses menaces sur la cohésion, la stabilité et la sécurité du pays, en se focalisant sur les seuls enjeux commerciaux et financiers de telle ou telle entreprise publique, fût-elle stratégique.
La recherche de solution et l’intervention des pouvoirs publics doivent s’inscrire dans un cadre beaucoup plus large et plus global. S’agissant de la CPG et du Groupe chimique, la solution réside aussi hors de leur propre champ d’activité, en prenant en charge les attentes des populations qui n’ont plus rien à perdre pour n’avoir jamais rien eu. Pas même l’illusion d’un avenir meilleur.