Au moment où les Européens semblent prendre enfin la mesure de la crise migratoire et tentent de s’organiser pour définir une stratégie commune, la question de la solidarité entre les peuples se pose avec une acuité particulière pour les Arabes eux-mêmes. L’échec politique et idéologique du panarabisme n’a pas fait disparaître toute conscience collective transcendant les nationalités et les frontières étatiques. Ce lien immatériel manifeste moins une volonté d’unité politique dans le cadre formalisé d’un État-nation qu’un sentiment de solidarité arabe et islamique. Un sentiment continuellement mis à l’épreuve par les conflits dont sont victimes les populations civiles, au point de pouvoir s’interroger sur son existence réelle.
« Win al Arab win ? » (où sont les Arabes, où ?) chantait l’étoile libanaise Julia Boutros pour mieux s’indigner du silence et de la passivité des États arabes face à Israël. Un chant aux résonnances panarabes et une interrogation qui gardent toute son actualité. Car au-delà du sentiment que peuvent éprouver les simples citoyens et des discours officiels des responsables politiques, la solidarité exige des actes. Les Etats arabes en ont-ils la volonté et/ou les moyens ? La réponse varie naturellement en fonction de l’entité concernée.
Le cas de la Tunisie post-révolutionnaire mérite ici d’être souligné. Des centaines de milliers de réfugiés libyens ont en effet fui le conflit entre forces rebelles et forces kadhafistes, puis le chaos et la guerre civile qui sévissent encore dans le pays. Dans un premier temps, la Tunisie s’est montrée à la hauteur de ses obligations (juridiques et morales) humanitaires, en ouvrant ses frontières et en apportant secours aux premiers milliers de réfugiés. Aujourd’hui, la présence de citoyens libyens s’est « normalisée », non sans affecter les équilibres socio-économiques du pays. La Tunisie ne s’en trouve pas pour autant déstabilisée.
Le flux des réfugiés syriens est d’une autre proportion. L’équilibre démographique, politique et social de la Turquie, mais surtout du Liban et de la Jordanie s’en trouve bouleversé. Le nombre de camps qui abritent les millions de réfugiés syriens dans ces pays contraste avec l’absence de toute structure d’accueil en Arabie saoudite, au Qatar et dans les autres monarchies du Golfe. Une incongruité au regard de la relative proximité géographique, religieuse et linguistique entre les peuples syriens et arabes du Golfe. Ces régimes se bornent à s’engager minima, à distance, à coup d’aide financière pour des actions et opérations humanitaires situées loin de leur propre territoire. Les monarchies du Golfe préfèrent ainsi le statut de pays donateur à celui de pays d’accueil. Elles n’assument pas les implications humanitaires de cette guerre dont elles sont parties prenantes au regard de leur engagement diplomatique et financier (en faveur de rebelles islamistes) contre le régime de Bachar Al-Assad.
Il convient néanmoins de ne pas tomber dans un discours purement moralisateur. L’indifférence et l’absence de manifestation humaniste des monarchies du Golfe ne sauraient masquer les raisons objectives de leur politique migratoire et d’ « asile ». Celle-ci met en lumière la fragilité politique et sociale de régimes qui se méfient d’un afflux massif de réfugiés qui risque de condamner leur propre communauté nationale à un statut de minorité de fait (des millions de travailleurs étrangers sont installés dans le Golfe et constituent souvent la majorité de la population nationale). En sus de ce risque de déstabilisation démographique et social, il y a également la crainte de voir se propager la contagion « révolutionnaire ».
Depuis le début du mouvement des soulèvements arabes (2011), ce spectre tétanise les monarchies du Golfe. Derrière l’immobilisme de façade, une série de manifestations a eu lieu dans les rues (dès février 2011, à Oman, en Arabie saoudite et surtout à Bahreïn) ou plus largement via les réseaux sociaux, à laquelle les régimes concernés ont répliqué par un renforcement du dispositif de surveillance et de répression. Une tension sourde demeure perceptible dans ces sociétés. Conscients de ce risque, les régimes se sont même durcis depuis 2011, en restreignant un peu plus le régime des libertés de leurs concitoyens. Outre Bahreïn, l’Arabie saoudite, Oman, et les EAU n’ont pas échappé à des mouvements de protestation populaires, auxquels ils ont apporté une réponse répressive à l’origine de dizaines de morts (essentiellement à Bahreïn) et des vagues d’arrestations arbitraires. Certes, aucun monarque du Golfe n’est encore tombé, mais les fragilités de ces régimes sont mises en lumière.
En dehors de leurs propres frontières, ces régimes sont apparus, tour à tour, protectrices des autocrates (intervention de police pour venir au secours du monarque Bahreïni et réprimer la contestation de la communauté chiite ; refus des dirigeants saoudiens d’extrader le Président tunisien en fuite Zine El-Abidine Ben Ali) et dans le même temps, soutien précieux aux partis (en Egypte et en Tunisie notamment) et rebelles islamistes (en Libye et en Syrie). Cet interventionnisme des monarchies du Golfe relève moins du droit international humanitaire et du combat pour la démocratie que de calculs géopolitiques en vue de l’extension de leur puissance d’influence dans le monde arabe.
Aujourd’hui, face au silence officiel et à la passivité de leurs gouvernants, de jeunes citoyens des pays du Golfe ont lancé un appel à l’aide et à l’accueil des réfugiés syriens. Une mobilisation citoyenne, un mouvement d’indignation via les réseaux sociaux qui vise à interpeller et à mettre la pression sur les riches monarchies du Golfe obsédées par leur propre stabilité et survie. Ce mouvement atteste de la continuité de l’esprit né du « réveil arabe ».
Il pourrait même préfigurer un changement de stratégie des régimes concernés. Certes les pays du Golfe ne sont pas liés par des obligations juridiques particulières : ces États ne sont pas signataires de la Convention relative au statut des réfugiés de 1951, ils n’ont pas commis jusqu’ici de violations du droit international en refoulant ou en réprimant des réfugiés. Il n’empêche, ces régimes sont de plus en plus sous la pression d’une opinion publique arabe qui a pris conscience d’elle-même depuis les soulèvements de 2011.
Ce facteur pourrait jouer un rôle non négligeable dans la bataille de leadership qui se joue actuellement entre les puissances de la région. Or la puissance n’est pas qu’une affaire militaire et financière : l’aura et le rayonnement d’un pays participe à son soft power. Quel « phare » pour le monde arabe et musulman du XXIe siècle ?