Sousse, Ankara, Paris, Bamako… Les cités frappées de par le monde par les attaques terroristes des islamistes djihadistes se succèdent et se multiplient suivant un rythme régulier. Elles mettent les sociétés civiles comme les Etats à rude épreuve. Les réponses sécuritaire et militaire se mettent en place avec une efficacité toute relative tant la menace est diffuse, voire insaisissable. Le risque zéro n’existe décidément pas. Pis, au-delà des premières actions menées dans l’urgence impérative, la déconstruction de la créature djihadiste nécessite un travail de longue haleine. Le terreau que constituent la misère matérielle et/ou le sentiment d’absence de perspective de la jeunesse nourrit le «monstre idéologique» qu’est le djihadisme contemporain.
Le « djihadisme » contemporain s’est saisi du concept religieux de djihad pour le mettre au service d’intérêts politiques. L’instrumentalisation est d’autant plus facile que cette offre vient combler un vide idéologique. Avec le déclin du tiers-mondisme et du panarabisme, le mouvement de redécouverte de l’identité musulmane a traversé le monde arabo-musulman sous l’impulsion de régimes wahhabites du Golfe. Depuis les années 1980, le recours officiel des régimes arabes au symbolisme islamique et la reconnaissance de l’islam comme religion de l’Etat ne suffisent pas à endiguer les revendications intégristes. L’étatisme religieux est dépassé par l’hégémonie islamiste dans la société civile comme sur la scène politique arabe, ce qui est de nature à troubler les équilibres étatiques/nationaux et interétatiques/régionaux.
L’instrumentalisation politique de l’islam travestit la religion en une idéologie à caractère totalitaire qui explique tout, balaie toutes les incertitudes et définit l’ordre auquel il faut se soumettre. L’islamisme radical est un totalitarisme fondé sur la croyance en l’essence éternelle de la religion musulmane. Elle se caractériserait en particulier, de tout temps et en tout lieu, par une hégémonie religieuse absolue, réduisant la vie sociale et politique aux prescriptions coraniques. Cette vision de l’islamisme est de nature idéologique (C. Chafiq) : « Le monde musulman » et « les musulmans » sont essentialisés, réduisant le culturel au cultuel (l’islam résume toute la culture) et politisant le religieux (la religion érigée en loi). Le discours fondamentaliste articulé autour de l’immixtion et de la primauté du religieux dans/sur le politique est ainsi une construction idéologique. Ce postulat implique que l’islam régisse l’ensemble de la vie sociale ; il constitue un véritable système de normes juridiques (la loi islamique : la « charia »). Même si la distinction entre espace public et espace privé n’est pas ignorée, cette volonté de structurer l’intégralité de la vie sociale s’oppose à la dissociation occidentale d’origine chrétienne entre Dieu et César, entre sacré et profane. L’appartenance à la communauté des croyants (l’Oumma) prime sur l’appartenance à la communauté nationale (la citoyenneté politique, sociale, civile). Cela représenterait pour les pays islamiques y adhérant la possibilité d’avoir une forte visibilité sur la scène internationale, mais aussi de se poser comme un danger politique explicite pour les pays du monde occidental, du fait de leur impérialisme et de leur anti-occidentalisme fonciers. S’il se réalisait, le panislamisme provoquerait une distanciation durable le long de la fracture méditerranéenne, ce qui renforcerait l’image d’une zone éclatée aux intérêts politiques divergents.
Partout où l’Occident intervient « en terre d’islam » pour lutter contre les mouvements djihadistes, ceux-ci réagissent au nom de la lutte contre les Croisés chrétiens. Ce discours est profondément auto-justificatif, car le Jihad est ainsi présenté comme défensif. La dimension de sécularisation de l’action occidentale, motivée par l’universalisme de la démocratie, se trouve alors éludée, ce qui crée un profond malentendu, surtout lorsque des leaders emploient le terme de « croisade » ou d’ « islamofascisme ». La vision totalitaire des salafistes qui connaît une dimension de conflit interreligieux (l’ennemi croisé/chrétien) et intra-religieux (l’ennemi intime chiite) est confortée et nourrie par le développement en Occident de la thèse du « choc des civilisations ». En cela, les deux « monstres idéologiques » que représentent le « djihadisme » et le « néoconservatisme » se nourrissent mutuellement.