Echec sur toute la ligne, échec du reste prévisible. Car faute d’un vrai dialogue social, les négociations salariales concernant le secteur privé ne pouvaient aboutir. Tant s’en faut. L’affrontement entre l’UGTT et l’UTICA est inévitable. D’un côté comme de l’autre, les éléments des discours des deux organisations professionnelles ne sont pas de même nature. L’organisation patronale et la centrale syndicale ne parlent pas le même langage. L’UTICA est dans une démarche managériale, fût-elle à forte connotation sociale, ce qui signifie en clair qu’elle n’entend pas sacrifier les équilibres économiques et financiers de l’entreprise sur l’autel du seul impératif social.
L’UGTT est dans une attitude diamétralement opposée. Elle refuse de se soumettre au seul impératif de compétitivité et adopte une posture plus politique. Elle n’est plus tout à fait dans son rôle, celui dévolu aux syndicats ouvriers en temps de crise. Comme si son passé militant, sa très forte présence sur la scène nationale et son implication dans le processus de transition politique lui confèrent un rôle central et primordial dans la conduite économique, sociale et politique. Elle se croit en charge de la politique du pays, alors que les innombrables grèves dans l’enseignement et le transport ont terni son image auprès des Tunisiens.
L’UGTT doit pourtant savoir – ou tout au moins ses cadres dirigeants – qu’en démocratie, son combat réel pour la liberté et les droits de l’homme, qui l’honore, ne doit en rien lui conférer un quelconque privilège. Sinon, elle sera la première à porter atteinte aux libertés pour lesquelles elle s’était battue. Elle est aujourd’hui sous la menace de ses propres dérives.
Elle a, certes, fait plier le gouvernement qui a fini par satisfaire à toutes ses exigences et ses revendications au risque de plomber son propre budget et de tarir les sources de l’investissement public, ce qui n’est pas sans compromettre l’avenir du pays. La hausse des salaires dans la fonction publique avait peu de justification économique. Elle est d’essence politique. La politique a ses raisons que ne peut ignorer la raison d’Etat. La cohésion et la paix sociales ont un prix, fût-il exorbitant, que l’Etat, entendez le contribuable, s’est fait fort d’assumer… à crédit, en tirant une traite hypothétique sur l’avenir.
Le gouvernement a choisi le repli dans l’honneur plutôt que l’épreuve de force avec son cortège de désordre économique et de traumatismes sociaux. L’UGTT a beaucoup présumé de ses forces et s’est empressée de pousser son avantage en direction du secteur privé, dont le moins qu’on puisse dire, est qu’il est délié des contraintes politiques dont ne peut s’exonérer le gouvernement. Elle s’est, de ce fait, heurtée à une très forte résistance.
Le patronat s’est de lui-même élargi ses attributs et a conscience du rôle et de la responsabilité qui sont les siens dans une économie en transition, soumise aux vents de la concurrence et de la dérégulation internationales. Toute force déployée, il tient tête à la centrale ouvrière et n’en démord pas. Il ne cultive plus comme par le passé la même proximité avec le pouvoir. Il défend son autonomie et ses velléités d’indépendance. Il ne s’est pas laissé intimider par les assauts répétés et les attaques en règle des cadres syndicaux. A l’entendre, l’UGTT n’a ni le monopole du coeur, ni celui du patriotisme. L’UTICA n’est pas en reste, elle déploie elle aussi l’étendard de la solidarité nationale, de la cohésion et de la paix sociale version patronale, celle qui assure le développement et la pérennité de l’entreprise, en préservant ses capacités d’innovation et d’adaptation. Elle défend elle aussi une économie de partage et un modèle social que ne récusent pas les syndicalistes, mais sans porter atteinte à l’impératif de compétitivité de l’entreprise.
L’échec des négociations salariales – du moins jusqu’à présent – entre l’UGTT et l’UTICA illustre aussi, d’une certaine manière, l’effacement de l’Etat. Il n’assume plus son rôle d’arbitre et ne semble plus en capacité d’infléchir les positions des uns et des autres. Du coup, les deux centrales ne sont plus dans une logique de négociations devant aboutir nécessairement à des compromis qui, s’ils ne sont pas pleinement satisfaisants, n’en sont pas moins acceptables, l’équivalent d’un optimum de second rang en quelque sorte. Elles sont désormais dans une logique d’affrontement, de guerre de mots et de positions. D’où l’enchaînement de faits déplorables et une escalade pas seulement verbale, puisqu’on agite d’emblée l’arme de la grève pour faire pression, alors même que les négociations sont encore en cours. Grèves à répétition, tournantes, qui prennent pour cible à tour de rôle les principales régions du pays, sachant qu’à chaque fois, de par l’imbrication économique des régions entre elles, c’est la quasi-totalité de l’économie nationale qui est paralysée. Et puis le choix en premier de la ville de Sfax n’est pas innocent. C’est à la fois un signe et un signal lourds de signification, comme pour signifier que l’histoire est un éternel recommencement.
Erreur, car ici et maintenant, il ne peut s’agir que d’un triste bégaiement. La donne géopolitique n’est plus la même. Les grèves, même justifiées, sont solubles en démocratie, en dépit de leur coût économique et social. Ce que l’on ne comprend pas en revanche, c’est l’attitude des syndicats de la fonction publique qui ont débrayé pendant une heure, en signe de solidarité, alors qu’ils se sont engagés à respecter la trêve sociale, après avoir engrangé leur butin. On ne comprend pas non plus le silence des autorités gouvernementales. Tout cela est malsain et ne saurait apaiser le climat social, qui n’est pas sans rapport avec la dégradation de l’économie et les menaces terroristes. L’UGTT doit y apporter, elle aussi, sa propre contribution et inventer – pourquoi pas – un syndicalisme renouvelé, plus fluide, plus consensuel, qui s’adapte aux impératifs de compétitivité de l’économie nationale.
La vérité est qu’elle a placé la barre des majorations salariales bien au-delà des possibilités des entreprises : 15%, avant de se raviser et de s’en tenir à 12%, alors même que l’inflation est en recul et qu’elle oscille entre 4,2 % et 4,8% annuellement. L’intransigeance de l’UGTT est incompréhensible ; la centrale ouvrière n’aura pas assez d’arguments convaincants pour justifier une telle attitude dans une économie en crise, qui peine à préserver son fragile modèle social. Elle sait qu’en 2015, il n’y aura pas de croissance du PIB, qu’il y aura très peu de création d’emplois productifs et que l’envolée du chômage menace d’une nouvelle explosion sociale. Nous faisons moins que par le passé. Et plus grave encore moins qu’ailleurs. Avec le risque de nous faire distancer pour toujours.
Hached et Achour, au militantisme et patriotisme chevillés au corps, ne se seraient pas laissé aller en leur temps à de telles dérives. L’UGTT doit se ressaisir, loin de toute contingence politique ou électoraliste, en prévision de son prochain congrès. Elle doit retrouver et renouer avec ses principes fondateurs, faire preuve de plus d’humilité et adopter une attitude plus raisonnable et plus conciliante. Son combat est juste ; il ne doit pas dévier de sa vocation originelle, ni être dévoyé par des revendications outrageusement excessives, qui confinent à la paralysie de l’économie et au désordre.
La direction syndicale doit pouvoir résister aux débordements de certains de ses cadres et de ses structures de base. Elle a une grande conscience républicaine pour faire entendre raison aux uns et aux autres et s’inscrire dans une logique d’apaisement. C’est d’autant plus possible et nécessaire qu’en face, la centrale patronale est désormais acquise à un partage plus équitable de la valeur ajoutée. Sans être obligée de payer, au-delà du raisonnable, le prix de la paix sociale. La survie des entreprises en dépend.
L’UGTT doit revoir à la baisse ses revendications pour un meilleur point d’équilibre qui restaure – fût-ce partiellement – le pouvoir d’achat, sans mettre en péril la compétitivité des entreprises.
Et l’Etat dans tout cela ? Il a en main une partie des clés de la solution. Il suffit qu’il réduise de peu – de 4 à 5 % – le poids des charges salariales pour débloquer, au grand bonheur de tous, la situation. La baisse des charges profitera aux salariés, sans obérer et alourdir les coûts des entreprises. Ces dernières verseront plus de salaires à charges égales. Elles en profiteront même pour envisager de nouveaux recrutements. Au final, plus d’emplois compétitifs, c’est plus de salaires et plus de rentrées dans les caisses de l’Etat. Ici aussi, moins de taux, c’est plus de totaux.
Pourquoi ne pas envisager et mettre en oeuvre une telle mesure qui prendrait la forme d’un pacte de compétitivité pour les entreprises qui relancerait à la fois l’offre et la demande ?
Le dialogue social – qui n’en est pas un – piétine et s’enlise dans les méandres de querelles catégorielles sans issue, si ce n’est qu’elles plombent tout espoir de reprise et de redressement économique. Les partenaires sociaux n’arrivent pas à trouver les chemins d’un pacte rénové de solidarité et de croissance. A défaut, la croissance stagne et ne décolle pas. Et si ce pacte de compétitivité est le maillon manquant de ce dialogue social ? Mieux vaut une politique d’offre à travers une baisse des charges qui aura pour effet de relancer les créations d’emplois qu’un traitement social du chômage, coûteux et insoutenable. L’Etat doit choisir entre l’emploi pour le plus grand nombre et l’explosion du chômage.