Le mois de décembre 2015 marquera-t-il un tournant dans l’histoire de la Libye post-Kadhafi ? C’est ce que peut laisser penser une série d’évènements qui ont ponctué cette période.
Après un premier accord le 6 décembre à Tunis, les négociations en vue d’un gouvernement d’entente nationale ont abouti à un accord le 17 décembre, à Skhirat au Maroc, sous l’égide de l’ONU, entre les deux blocs qui se font face en Libye depuis juillet-septembre 2014 : d’un côté, le bloc politique issu des élections de juin 2014, une coalition qui regroupe des « libéraux », des cadres et officiers de l’ancien régime, et dont le « Parlement » reconnu par la communauté internationale est installé à Tobrouk (à l’Est du pays) ; de l’autre, le bloc « Fajr Libya », incarné institutionnellement par le Congrès général national (CGN), un « Parlement » qui siège dans la capitale Tripoli (Ouest), et qui est dominé par des islamistes.
Sur le plan international, non seulement cet accord entre les deux blocs antagonistes a été avalisé par une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, qui « salue l’accord libyen [du 17 décembre] de Skhirat [Maroc] prévoyant de former un gouvernement d’entente nationale » installé à Tripoli, et demande aux pays membres de l’aider à restaurer la stabilité en Libye, mise en danger par quatre ans de crise à cause desquels « près de 2,4 millions de Libyens […] ont désespérément besoin d’aide humanitaire ». Elle demande au conseil de la présidence, créé par l’accord, de « s’employer dans un délai de trente jours » à composer le nouveau gouvernement et à stabiliser la Libye. L’OTAN est prête à soutenir (militairement ?) un futur gouvernement d’entente nationale.
On comprend bien que l’accord inter-libyen a été fortement « soutenu » par des puissances étrangères qui y avaient intérêt, ce pour au moins deux raisons : le spectre terroriste et djihadiste pèse sur la sécurité des Européens et la stabilité maghrébo-sahélienne, avec l’ancrage et le développement de Daech, qui compterait 2 à 3 000 hommes dans la région de Syrte et au-delà, avec des camps d’entraînement ; la pression migratoire qu’accroît le chaos libyen, ou du moins l’absence d’autorité de régulation et de contrôle des frontières.
Ces motifs d’importance stratégique pour les acteurs de la région et les puissances occidentales pourraient bien justifier une intervention militaire internationale en Libye visant à « neutraliser » les forces djihadistes. Un scénario plausible, mais qui n’est pas sans risque, dans la mesure où une telle opération (même cantonnée à des bombardements aériens et navals) il pourrait finalement s’avérer plus déstabilisatrice pour les voisins de la Libye, comme la Tunisie. On peut très bien imaginer que les djihadistes de Daech tenteront de fuir ces bombardements en entrant sur le territoire des pays frontaliers pour y trouver refuge, voire y prolonger leur « djihad »…
Malgré cette pression étrangère, la mise en œuvre de l’accord est loin d’être garantie : non seulement le texte doit encore être approuvé par les deux Parlements libyens, mais l’accord est contesté par d’importants responsables des deux camps en présence. De quoi s’interroger sur sa viabilité…
Il n’empêche, la dynamique politique mérite d’être soulignée, car faut-il le rappeler, la Libye vivait jusqu’alors dans l’impasse, sans perspective politique. L’espoir soulevé par la chute de Mouammar Kadhafi a vite laissé place au désarroi d’une population confrontée à l’absence de pouvoir central, d’Etat. Ni le Conseil national de transition (CNT), pouvoir provisoire de transition, ni le Parlement élu (le Congrès général national) en juillet 2012, n’ont réussi à imposer leur autorité à Tripoli comme sur l’ensemble du territoire national. Les gouvernements de transition successifs ont échoué à réformer le secteur de la sécurité et à asseoir leur autorité sur les « brigades révolutionnaires ». Les groupes armés, officialisés pour combler le vide sécuritaire qui a suivi la chute du régime, en ont profité pour prendre leurs quartiers dans les institutions publiques du pays et maintiennent le statu quo. De nombreuses brigades, formées pendant ou après la révolution, ont reçu l’autorisation d’exercer des différentes entités politiques (Conseil National de Transition, Congrès Général National, Bureau du Premier Ministre) et sécuritaires de l’Etat (Ministère de l’Intérieur, Ministère de la Défense, et le Chef d’Etat-Major des armées). En revanche, la loyauté de ces brigades vis-à-vis de l’Etat laissait à désirer : elles répondaient plus volontiers à leur propre chaîne de commandement et servaient en priorité les intérêts de leur ville ou de leur région.
Pays riche, deuxième plus grand pays d’Afrique septentrionale, la Libye a vu ressurgir les vieux clivages tribaux, sur fond de confrontations de milices armées et de groupes « islamistes » relève surtout d’un retour des vieilles fragmentations territoriales et tribales, que seul le pouvoir dictatorial du « Guide libyen » avait su réfréner et masquer. La sécurité et l’unité nationale constituent les principaux défis de la Libye post-Kadhafi. Si la production pétrolière est susceptible de financer une reconstruction rapide du pays, cette manne exaspère les tensions claniques et tribales…