Après cinq ans de dégâts économiques et sociaux et une multiplication sans précédent des dangers qui guettent le pays où en est-on aujourd’hui ? Il y en a qui disent que les Tunisiens sont perdants sur tous les plans, sauf peut-être sur le plan de la liberté.
Il y a bien sûr la bonne et précieuse liberté d’expression, d’association et de presse qui, par rapport au reste du monde arabe, est bien réelle en Tunisie. Elle nous honore et fait de nous un exemple célébré, envié ou redouté selon les pays et les catégories sociales et politiques qui observent, jugent et évaluent notre expérience.
Mais il y a aussi et surtout la mauvaise et désastreuse liberté, celle qu’on ne peut écrire sans penser aussitôt à l’emprisonner entre deux guillemets étanches. Celle qu’on ne peut évoquer sans se remémorer la célèbre citation de Lacordaire « la liberté opprime et la loi affranchit ». C’est ce genre de liberté, qui ne mérite guère son nom, qui permet à un groupe de citoyens de quelques dizaines ou quelques centaines de personnes d’arrêter la production pendant des mois dans des sociétés vitales pour l’économie tunisienne ; de pousser des dizaines de sociétés étrangères à mettre la clef sous la porte ; de bloquer la circulation sur les routes, autoroutes et chemins de fer ; d’occuper des locaux administratifs ; d’expulser de leurs bureaux des commis de l’État, le tout dans l’impunité totale et avec des dégâts monumentaux pour l’économie tunisienne.
La première question qui vient à l’esprit est que fait l’État ? Ou, pour reprendre la célèbre question d’un ancien chef de gouvernement, « où est le gouvernement ? ». Pourquoi notre État n’applique-t-il pas la loi contre tous ceux qui la transgressent ? Le bon sens nous dit que celui qui est chargé d’assurer la suprématie de la loi doit commencer par la respecter lui-même. Ceux qui détiennent aujourd’hui le pouvoir légitime sorti des urnes respectent-ils les lois qui réglementent l’exercice du pouvoir et son partage entre les différentes institutions de L’État ? Appliquent-ils les lois qui, par exemple, répriment la corruption, le commerce parallèle, l’évasion fiscale et autres fléaux particulièrement dommageables pour le pays et pour son économie ?
Prenons le cas de la Constitution du 27 Janvier 2014. La plupart des Tunisiens avaient ce jour-là poussé un immense soupir de soulagement. Après trois ans de cafouillage politique et de désordre social, on s’était dit qu’enfin, la dictature et le pouvoir personnel sont derrière nous et que le pouvoir politique est désormais dépersonnalisé, car incarné par des institutions constitutionnelles, présidence, parlement et gouvernement, dotées chacune de compétences et d’attributions détaillées avec précision dans le texte de la loi suprême.
Mais depuis le 27 Janvier 2014 vit-on réellement un changement ? Peut-on dire aujourd’hui qu’en Tunisie le pouvoir n’est plus personnalisé, mais institutionnalisé ? Difficile de répondre par l’affirmative.
De juin 1959 à janvier 2011, la première Constitution avait été rangée dans les tiroirs de la présidence et Bourguiba avait régné pendant 30 ans en monarque absolu avant de se faire remplacer par Ben Ali qui, pendant 23 ans, avait suivi la voie autoritaire de son illustre prédécesseur, sans cependant en avoir les qualités.
Avec la Constitution de janvier 2014, on a fait tout de même un pas : on n’est plus gouverné par une seule personne qui décide de tout, mais par deux personnes qui décident de tout. Aujourd’hui, les Tunisiens savent que leur pays n’est pas gouverné en fonction des dispositions constitutionnelles, mais en fonction des accords conclus derrière des portes closes par le Président de la République, Béji Caid Essebsi, et le président d’Ennahdha, Rached Ghannouchi.
On a l’impression que la Constitution a été oubliée dès sa promulgation. Plus de deux ans après, la Cour constitutionnelle, censée contrôler la constitutionnalité des lois, se fait encore attendre et l’on ne sait pas si elle siègera un jour.
Le Président de la République dont les compétences et les attributions, selon la Constitution, ne dépassent guère le cadre de la Défense et de la politique étrangère, est fortement impliqué dans la politique intérieure, empiétant allègrement et largement sur les compétences du Chef du gouvernement. Il fait défiler au Palais de Carthage des personnalités nationales, alimentant les rumeurs de remplacement de M. Habib Essid ; il s’implique de tout son poids aux côtés de son fils dans la crise de Nidaa Tounes, contribuant largement à la déconfiture de ce parti sur lequel des millions de Tunisiens ont compté pour sauver leur pays de l’anarchie qui le menaçait ; il sème la zizanie au sein de la classe politique par des commentaires déplacés et inappropriés de l’actualité politique tunisienne faits à l’étranger, chose qu’il avait lui-même fermement condamné auparavant quand son prédécesseur Moncef Marzouki s’adonnait au même exercice…
Le Chef du gouvernement n’est pas plus soucieux du respect des dispositions constitutionnelles et ne semble pas outré outre mesure de l’empiètement de la présidence sur ses compétences. Il ne donne pas l’impression qu’il est un vrai chef d’équipe dont la principale mission est de redresser une économie à vau-l’eau, ni qu’il est pleinement conscient de l’énormité des défis qui assaillent le pays.
Quant au parlement, voilà deux ans qu’il tourne à rythme bien en deçà des exigences économiques et sociales extrêmement pressantes. La crise de Nidaa Tounes l’a visiblement déboussolé au point qu’en pleine tempête revendicative qui a failli déstabiliser le pays, le parlement n’a rien trouvé de mieux à faire que d’octroyer une augmentation de salaire de 900 dinars à tous ses membres. Peut-être arithmétiquement cette augmentation est-elle bénéfique pour le budget du parlement, mais le moment est si mal choisi qu’elle ressemble plutôt à un pied-de-nez moqueur et provocateur de la part des députés au peuple qui les a élus, et en particulier aux chômeurs et aux smicards.
En Tunisie, concernant le respect et l’application de la loi, citoyens et politiciens ont clairement un problème. La liberté que les uns et les autres continuent de prendre avec la loi risque de coûter cher au pays. Nous avons besoin d’une révolution culturelle centrée exclusivement sur l’impératif du respect de la loi et sur la nécessité de son application. En attendant le miracle, le pays continue de s’embourber chaque jour un peu plus.