Les chefs des divers services de renseignement américains ont livré leur évaluation de la situation internationale, mardi 9 février, à la Commission des forces armées du Sénat. Selon eux, l’avenir est sombre. Le prochain président, qui fera son entrée à la Maison- Blanche le 20 janvier 2017, sera confronté à de graves menaces : les cyber-attaques, le terrorisme et les Etats défaillants.
Mais le plus remarquable dans le témoignage des chefs de la communauté du renseignement américain a trait à la situation en Syrie. Pour eux « les frappes russes ont complètement changé les calculs en Syrie », et qu’il est « fort probable que le régime de Bachar al Assad se maintiendra au pouvoir. »
Le mot est lâché. Le mot qui rend fous les dirigeants turcs et saoudiens. Car voilà bien cinq ans qu’ils remuent ciel et terre afin de provoquer le départ de Bachar, pour finalement entendre les services de renseignement de leur grand allié américain dire qu’il va rester, et pour longtemps encore ! Une telle reconnaissance pourrait aisément avoir l’effet d’un assommoir pour le président turc et pour le roi d’Arabie saoudite, déjà assommés par l’extraordinaire retournement de situation en Syrie.
Une déclaration du porte-parole du département d’Etat américain, John Kirby, mardi 9 février, a dû mettre encore plus Erdogan sur ses nerfs. En réponse à une question d’un journaliste, John Kirby a affirmé que les Etats-Unis ne considèrent pas les Kurdes syriens comme des terroristes, les qualifiant comme des combattants efficaces contre l’Etat islamique ».
Il n’en faut pas plus pour que le président turc entre dans une colère noire contre les Etats-Unis qu’il a accusés mercredi 10 février d’avoir « transformé la région en une mare de sang ». Dans un discours prononcé à Ankara devant les élus locaux, Erdogan s’est déchaîné avec une fureur sans précédent dans les annales turco-américaines, accusant Washington d’avoir « poignardé les Turcs dans le dos avec un couteau empoisonné ».
Normalement, des accusations aussi graves entre pays provoqueraient une rupture des relations diplomatiques. Il va sans dire qu’Erdogan n’a ni le pouvoir, ni le courage ni l’envergure de provoquer une rupture des relations avec le grand allié de la Turquie ni même d’exiger ne serait-ce qu’une simple réduction des forces américaines dans la base d’Incirlic. Les relations turco-américaines sont ancrées dans une longue et solide alliance stratégique qui dépasse Erdogan et son parti islamiste.
Il a été très loin dans ses diatribes anti-américaines certes, mais les Américains sauront probablement lui trouver des circonstances atténuantes pour ne pas trop lui en vouloir ou penser à le prendre pour cible. Il est sur ses nerfs depuis le 30 septembre, date d’entrée en action de l’aviation russe contre l’hydre terroriste en Syrie. Et son état ne cesse d’empirer avec les victoires de plus en plus éclatantes du régime syrien et des forces kurdes, et les défaites de plus en plus désastreuses de l’opposition armée, dont, comme tout le monde sait, Daech et Annosra sont la colonne vertébrale.
Cela dit, Erdogan est allé tout de même très loin en accusant les Etats-Unis d’avoir transformé la région en « mare de sang ». Sans aucun doute, Washington est loin d’avoir les mains propres au Moyen-Orient. Mais dans le cas précis de la Syrie, il est juste de dire qu’Erdogan et ses amis saoudiens et qataris assument la plus grande responsabilité dans les torrents de sang et de larmes qui coulent depuis cinq ans dans ce pays meurtri.
Au sujet des Kurdes, Erdogan a interpellé dans son discours les Etats-Unis en ces termes : « Eh, l’Amérique! Vous ne pouvez pas nous forcer à reconnaître le PYD (Parti de l’union démocratique) ou les YPG (Unités de protection du peuple, la milice kurde du PYD). Nous les connaissons très bien, autant que nous connaissons Daech ». Il y a quelques jours, le président turc a sommé Washington de choisir d’être l’allié de la Turquie ou l’allié des Kurdes. Ultimatum superbement ignoré, et l’aide américaine continue d’affluer vers les Kurdes de Syrie.
Ce qu’Erdogan n’a pas compris ou ne veut pas comprendre c’est que ce n’est pas parce que lui a un problème avec les Kurdes, qu’il qualifie allègrement de terroristes, que tous ses alliés doivent faire de même. Les Etats-Unis ne sacrifieront jamais leurs relations stratégiques avec les Kurdes d’Irak et de Syrie et maintiendront en même temps leurs relations stratégiques avec Ankara que cela plaise à Erdogan ou pas. Celui-ci se trouvera tôt ou tard forcé d’accepter ce que veut Washington et non le contraire.
Erdogan est arrivé au pouvoir en 2002. La Turquie était alors amie avec pratiquement le monde entier. Aujourd’hui, après quatorze ans de règne ininterrompu, la Turquie est ennemie avec l’Irak, l’Iran, la Syrie, l’Egypte, la Russie et bien d’autres pays, sans parler de ses problèmes actuels avec les Etats-Unis et l’Europe. Mais le président turc peut toujours se consoler par l’excellence des relations turco-qataries et saoudo-turques.