Finis les temps où l’on pouvait planifier, programmer, anticiper longtemps à l’avance dans la sérénité, sans être obligé à tout moment de sacrifier au court terme et à la dictature de l’instant.
Le phénomène ne date pas aujourd’hui. Les premiers symptômes remontent bien avant 2011, quand il devenait évident que l’Etat était en déperdition, constamment rattrapé par l’onde de choc de problèmes économiques et sociaux. Plutôt que d’agir sur la durée, il était contraint de réagir en catastrophe, sans réelle maîtrise sur les événements.
Le phénomène s’est amplifié et a empiré au cours des cinq dernières années. Face à la multiplication des foyers de tension et d’incendie, l’Etat est réduit au rôle de pompier. Tensions politiques, chocs économiques, instabilité voire désordre social ont privé les gouvernements successifs – en moyenne un gouvernement tous les 8 mois – des principaux leviers d’une gouvernance apaisée, conçue sur la durée. Ils ne pouvaient envisager l’avenir autrement que dans la hantise permanente des soubresauts du moment. Pendant cinq ans, le navire prenait eau de toutes parts, sans que les politiques de toute obédience n’y prennent garde, obnubilés qu’ils étaient – et ils le sont encore – par la seule conquête du pouvoir.
La descente aux enfers des principales entreprises publiques, sans dieu ni maître, livrées à la convoitise des uns et des autres, achèvera d’assommer l’économie nationale, sans visibilité aucune, victime de surcroît d’un regain de corruption, au grand dam des chefs d’entreprise qui n’en pouvaient plus et qui n’ont pas déserté pour autant le pont, même par gros temps.
L’économie informelle, qui posait déjà problème, s’est engouffrée, comme jamais par le passé, dans ce vide sidéral jusqu’à atteindre des proportions alarmantes. Les gouvernements qui se sont succédé ont laissé faire par impuissance, par nécessité ou à dessein, sans se soucier des dégâts causés aux entreprises, et bien évidemment du recul de l’emploi dans l’industrie, l’agriculture et le commerce régulier.
Le réveil fut certes tardif et comme toujours brutal. A plus de 50% du PIB, et au rythme avec lequel elle évolue, l’économie parallèle, pas si souterraine que cela, menace désormais les fondements mêmes de l’Etat. Ce qui revient à dire que plus de la moitié du PIB – l’équivalent d’une économie africaine – échappe au regard, au contrôle, aux directives et aux attributions de l’Etat, avec les conséquences que l’on imagine en termes de démantèlement et de désindustrialisation du pays. Il y a là une cause essentielle de l’explosion du chômage des jeunes et moins jeunes.
Que faire ? L’Etat est placé devant un terrible dilemme : se résigner à une sorte de souveraineté limitée en reculant de nouveau sous la déferlante de cette économie informelle qui détruit jusqu’aux fondements de l’économie et de notre modèle social. Il peut aussi s’employer – comme il en a pris l’engagement – à la contenir dans les limites tolérables de 20 à 30% pour s’en servir, le cas échéant, comme d’un amortisseur social. D’autant que les voies de l’émigration se sont obstruées et se sont même inversées. La Tunisie est devenue une terre d’immigration, sans compter le retour des Tunisiens établis jusque-là dans les pays frères et amis, frappés par la malédiction des guerres civiles.
La riposte ne s’est pas fait attendre. Les barons de la contrebande transfrontalière, les chefs terroristes, certaines formations en rupture de ban républicain, privées lors des dernières élections de toute représentativité politique, ont vite fait de déclencher les hostilités en exploitant les frustrations, la colère, l’indignation et le désenchantement d’une jeunesse désœuvrée, sans réelles perspectives. Ils ont versé de l’huile sur le feu et porté à incandescence la révolte des jeunes diplômés sans emploi, qui ne défilaient pas moins aux côtés de ceux qui ont trempé dans les ténébreuses filières du commerce informel.
Il a fallu, comme à chaque fois, une flambée de violence, de saccage, de peur aussi pour se rappeler au bon souvenir du chômage des jeunes diplômés, sans jamais oser aborder le fond de la question et situer les responsabilités des uns et des autres. L’ennui est qu’on compte aujourd’hui près de 220.000 jeunes diplômés sans emploi, au moment même où les entreprises peinent à recruter des jeunes cadres pour soutenir leur propre développement. Leur croissance est même freinée, faute de jeunes recrues qualifiées pour les tâches et les fonctions qu’elles proposent.
Le paradoxe n’en est qu’apparent. La raison est que ces diplômes n’en sont pas vraiment, au regard des standards mondiaux. L’université – à de rares exceptions – doit relever le niveau de son enseignement et dispenser plus de connaissances et de qualifications. Elle doit améliorer son offre de diplômes, peu adaptés aujourd’hui aux exigences des entreprises insérées dans la mondialisation.
Prétendre, comme le font ostensiblement certains, aujourd’hui, qu’il est possible d’éradiquer le chômage en 3 ans, si chaque société en activité s’engage à recruter un nombre de chômeurs en rapport avec sa taille, n’est rien de moins qu’une fiction, une pure fantaisie. Au mieux, il s’agit d’un simple effet d’annonce sans lendemain. Au pire, il dénote une incroyable incompréhension des mécanismes complexes du gouvernement de l’entreprise. S’il y a autant de chômeurs chez les jeunes diplômés, c’est parce qu’on les a trompés sur la valeur de leur diplôme, qui ne peut leur donner accès aux emplois qu’ils espèrent ou attendent. Il leur faut retrouver le sens des réalités et les chemins des instituts et centres de formation pour s’y voir dispenser une qualification qui les mettrait en situation de trouver un emploi.
L’emploi, de quelque nature qu’il soit, ne se décrète pas. Il est loin d’être une simple variable d’ajustement. Il faut investir pour créer des emplois, produire de la croissance et distribuer des revenus générateurs à leur tour de nouveaux investissements. Sinon, il ne pourra s’agir que d’un traitement social du chômage, aux effets limités dans le temps et dans l’espace. Qui coûte cher à la collectivité et ne rapporte rien, sinon qu’il institue une mentalité d’assisté qui freine et inhibe l’ardeur au travail. Cela revient à gérer à la petite semaine le chômage quand il faut le combattre.
Seule issue ? Une sortie par le haut. Il n’y a rien de mieux à faire que de relancer l’investissement pour créer des emplois. Pas n’importe où ni n’importe comment.
C’est ici qu’intervient le rôle de l’Etat et l’obligation qui est la sienne de définir une véritable politique industrielle, en mettant en perspective de nouvelles lignes de développement et les futurs relais de la croissance, à partir d’une nouvelle carte d’avantages comparatifs avec le concours de l’université et des centres de formation.
Le problème, pour l’heure, est qu’on n’investit pas assez dans les secteurs d’avenir qui ont un fort potentiel de croissance. Résultat, il se crée très peu d’entreprises dans un pays qui n’en compte pas assez. Motif : l’appareil de l’Etat, lui-même à la fois opaque, lourd, complexe et dissuasif, freine la création de nouvelles entreprises et fait le lit de l’économie informelle.
La solution ? Il faut tailler à la hache dans le maquis de la bureaucratie de l’Administration, simplifier autant que faire se peut les procédures toujours plus complexes, raccourcir les délais, en finir avec cette aberration qui voudrait qu’il faille une autorisation préalable là où il n’y a aucun motif d’interdiction. Pour le reste, les autorités devraient, plutôt que de dilapider les fonds publics sans espoir de promouvoir les auto-entrepreneurs, les micro-entreprises, mettre en œuvre, en appui à leur politique de relance par la demande, une nécessaire politique d’offre. Avec moins d’impôts, moins de charges sociales et plus de soutien aux entreprises, pour relever leur compétitivité autrement qu’en s’appuyant sur la dévaluation de notre monnaie.
L’Administration doit se conformer à l’air du temps pour relancer le processus de création d’entreprises, en endossant l’habit d’un véritable prestataire de services, pour susciter, aider à la création de PME-PMI et les accompagner dans leur marche vers la maturité, sous forme d’entreprises à taille intermédiaire (ETI), dans l’espoir d’évoluer un jour dans la cour des grands.
L’Etat est aujourd’hui à la croisée des chemins. Le pays peut basculer d’un côté comme de l’autre. Et l’on n’ose pas imaginer le scénario catastrophe. Il doit tout faire à la fois : investir, réguler, contrôler, fixer le cap, aider et accompagner les entreprises. Et affirmer son autorité pour mettre fin au désordre et à l’indiscipline ambiants qui font fuir les investisseurs les mieux intentionnés. Que reste-t-il aujourd’hui de l’attractivité du site Tunisie ?
L’Etat de droit doit s’illustrer dans tous les recoins de la société et du pays. Si l’on déplore aujourd’hui un déficit d’investissement et de création d’emploi, c’est sans doute parce que persiste encore un déficit de confiance. Et c’est là le fond du problème. A charge pour l’Etat de rétablir au plus vite la confiance, de créer un écosystème et un environnement favorables à l’investissement, à la création et au développement des entreprises. L’économie nationale a payé un lourd tribut aux troubles et à l’instabilité politique et sociale.
Il faut arrêter de nous voiler la face et de jouer avec les mots. Dès lors que le chômage, des jeunes notamment, inquiète et fait peur à tout le monde, alors, il faut répondre à l’urgence par l’urgence en décrétant à cet effet l’état d’urgence économique, ce qui signifie, en clair, accélérer la reconversion et la requalification des diplômés au chômage et classer au rang de graves délits et de crimes économiques tout ce qui vient entraver la marche de l’économie ou lui porter atteinte, au mépris de la loi et des règles du droit, où que ce soit. Autant dire que la discrimination positive dont bénéficient les régions les plus démunies a un prix que la collectivité doit assumer.
Cet élan de solidarité ne doit en aucun cas être entaché par des actes répréhensibles qui compromettent les chances de développement des régions et que rien ne saurait justifier. On ne peut tout à la fois revendiquer le privilège de l’emploi et le droit au développement et semer en même temps le doute, la confusion et les troubles, sous des prétextes peu raisonnables.
Il y a, à cet effet, plus d’avancées à attendre et espérer d’un retour de l’Etat de droit, sûr de sa démarche et conscient de ses responsabilités, résolu et déterminé à appliquer la loi républicaine, que d’un hypothétique congrès national pour l’emploi. Qui ne servira pas à grand-chose, sinon à éluder la responsabilité du gouvernement. A moins que ce ne soit – et c’est le propre de toutes les commissions – un prétexte à l’inaction et à l’immobilisme… en attendant la prochaine déflagration sociale.