Les penseurs de la globalisation capitaliste l’ont parfaitement compris : « Pour être vraiment efficace, la manipulation du consentement suppose l’élimination de toutes les frontières. »
Le maintien des frontières à tous les niveaux de l’existence rend possible la comparaison, la contradiction, la revendication, le rejet de ce qui nous est étranger et tout le jeu de la dialectique politique qui s’ensuit. Le maintien de frontières consolide les protectionnismes économique, culturel, idéologique…, nécessaires si l’on souhaite conserver l’autonomie matérielle, l’indépendance intellectuelle et la souveraineté qu’elle permet.
Je crois fermement que la globalisation capitaliste a radicalement défiguré le cadre qui supporte et alimente les « mouvements sociaux« . Je conçois que la réponse à la question de savoir si ce qui s’est passé en Tunisie s’apparente véritablement à une révolution commanditée par l’impérialisme, a un sens et est légitime. La tendance systématique et qui perdure jusqu’à aujourd’hui, consistant à célébrer l’originalité quasi absolue de l’événement tunisien, ne peut s’avérer pertinente qu’à condition de rapporter ladite originalité à la dernière phase de l’Empire.
En effet, lorsque l’on recense les »mouvements sociaux » de par le monde depuis les années 1990, on aboutit à une conclusion qui risquerait de heurter notre fierté: notre révolution n’est que la continuité desdits mouvements et ne recèle, en tant que telle, aucune originalité à un élément près sur lequel je reviendrai ultérieurement, sans oublier qu’elle donne à voir l’extraordinaire »laboratoire révolutionnaire américain ».
« La révolution de la dignité’‘, l’emblème de la révolution tunisienne, n’est pas ainsi perçue en réalité par l’Occident. Cette « dignité » qui réellement devrait manifester un positionnement moral, voire ontologique, est totalement inédite dans la pensée politique occidentale moderne et contemporaine.
Notre dignité se rapporte à l’existence et à l’estime de soi. Ce n’est pas simplement une question de statut, dans la mesure où ladite dignité devrait intrinsèquement être liée à la notion d’identité « morale », telle qu’elle se donne à voir dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948. La dignité est ce qui s’arrache et se conquiert dans une lutte contre l’exclusion méthodique et systématique exercée à l’encontre de ces êtres humains qu’on a voulu priver de leur humanité. Or, nous ne trouvons aucune référence claire et manifeste à tout cela dans la pensée politique ou juridique occidentale moderne et contemporaine, qu’elle soit libérale ou marxiste classique.
C’est pourquoi je persiste à croire, en dépit de ce que j’ai pu affirmer dans mon article précédent, que nous n’avons pas jusqu’à présent envisagé la relation avec la globalisation capitaliste, avec le sérieux nécessaire dans le traitement de la révolution tunisienne. En partant du principe que les mutations que nous sommes en train de vivre devraient se prêter à une distinction essentielle entre une « Révolution de la dignité » qui résiste à la globalisation capitaliste et la revendique; contre une »Révolution de velours », à l’instar des pays de l’Europe de l’Est, qui fuyaient le camp URSS pour rejoindre le camp occidental.
Il me paraît manifeste que ce qui a eu lieu en Tunisie, bien que non encore achevé, est beaucoup plus profond que ce que l’on pensait. Il s’apparente à une lutte contre la globalisation capitaliste postcoloniale et le néo-libéralisme, version autoritaire comprise. De ce point de vue, un tel combat ne peut durer dans le temps exclusivement par ses propres moyens: un soutien »en série », pour ne pas dire en avalanche, dans le reste de la région arabe, ainsi qu’une alter-solidarité globale lui sont tous deux nécessaires pour se maintenir.
En quoi la détermination du contexte temporel, spatial et globaliste a-t-elle une quelconque valeur dans le traitement de la question qui nous occupe: connaître l’origine de l’événement tunisien, révolution, simple insurrection, voire pure expression de revendications sociales ?
La réponse tient à la signification même de ce que l’on entend ici par globalisation capitaliste, apparue à l’époque de l’après Seconde Guerre mondiale ,c’est-à-dire la période postcoloniale qui a commencé par l’État-Providence et a connu les mutations que l’on sait, pour aboutir au capitalisme néolibéral et autoritaire, etc. Une globalisation capitaliste qui se dessine autour d’un univers de pays riches, sans classe moyenne digne de ce nom.
Selon les néolibéraux, dans les années à venir, 20 % de la population active suffiraient à maintenir l’activité de l’économie mondiale.
Précisons pour commencer que le sens retenu de globalisation capitaliste n’a strictement rien à voir avec celui que lui donnent les médias, ces derniers étant eux-mêmes de ce point de vue, une manifestation et un témoignage de cette même globalisation capitaliste. Les médias se sont en effet focalisés soit sur l’après-chute du mur du Berlin, soit sur l’entrelacement des économies, soit sur l’entrelacement du système monétaire mondial, soit sur la révolution des systèmes de communication; et c’était voulu!
Les conséquences d’une telle caractérisation sont loin d’être anodines. Tout porte à croire, de fait, que l’ère de la Tunisie indépendante postcoloniale n’a pas commencé le 17 décembre 2010 pour se poursuivre au jour d’aujourd’hui, mais s’inscrit précisément dans cet horizon temporel d’une soixantaine d’années.
Si l’on devait néanmoins revenir sur les péripéties de la révolution en arguant, précisément, que lesdites péripéties satisfont aux critères locaux et mondiaux utilisés pour déterminer ce qui relève du phénomène »Révolution », nul doute qu’un arrêt sur l’expression »Révolution de la Jeunesse » s’imposerait de lui-même. De fait et comme chacun sait, c’est ainsi que l’on a très rapidement qualifié ce qui s’est passé en Tunisie, en raison de la jeunesse de la très grande majorité des acteurs révolutionnaires. Aller au-delà de l’aspect descriptif des choses aux fins d’une mise en avant du caractère original du phénomène, une révolution faite par des jeunes, n’a pas grand sens.
La jeunesse est en effet, au cœur de la globalisation capitaliste, la plus à même de jouer le rôle d’acteur révolutionnaire dans la mesure où elle est la plus impliquée, notamment de par sa vulnérabilité au chômage, dans cette économie immatérielle et du savoir, elle-même pilier de l’économie mondiale dans sa phase postfordiste caractérisée essentiellement par le travail abstrait, symbolique et numérique.
Il se trouve par ailleurs que la jeunesse tunisienne représente la part la plus importante de la population et la plus sujette au chômage. Il n’est donc pas étonnant que la force de travail la plus importante, numériquement et qualitativement parlant, soit à l’origine d’une révolution contre les problèmes de l’emploi et les fondements de la dictature, ceci sur fond de globalisation capitaliste et de revendications d’une solidarité globale à venir.
Il est important également de signaler que cette jeunesse marginalisée, habitant pour la plupart les régions intérieures et les banlieues défavorisées du Grand Tunis, a trouvé un soutien chez les travailleurs du secteur immatériel classique, de l’enseignement et de la santé, eux-mêmes à la limite de l’exclusion sociale tellement ils sont marginalisés et paupérisés, etc. Encore une fois, ce n’est pas par hasard que ces deux secteurs sensibles et vitaux ont aussi été la cible et la victime de cette globalisation capitaliste !
On se souvient, sans nul doute, des premiers slogans hurlés à Sidi Bouzid, dont le plus important était »le travail est un droit, bande de voleurs ». Ce slogan traduit une vision des choses plus keynésienne que révolutionnaire au sens classique du terme, dans la mesure où il appelle à la mise en œuvre dudit droit à l’emploi, de l’accès à la consommation, mais sans appeler à la destruction du système capitaliste.
Mais si l’on analyse ceci à partir d’un autre point de vue, savoir le prisme altermondialiste, alors nous voyons que la globalisation capitaliste, dans sa dernière mouture s’oppose au salariait, même s’il s’agit du salariat dit »classique », car elle se fonde sur un autre type de relations.
Ce slogan traduit, en second lieu, une prise de position morale à l’encontre du pouvoir en raison de sa nature corrompue au sens moral, économique, financier et social du terme. Il s’agit d’une expression intuitive et d’une perception directe comportant une caractérisation structurelle et une condamnation politique du régime de Ben Ali en raison de son caractère policier et clientéliste, avec une dimension mafieuse. Ce slogan n’a pas une portée régionale (Sidi Bouzid) et n’est pas exclusivement tunisien :
C’est un slogan altermondialiste qui condamne et produit la vérité du système de la globalisation capitaliste, dans la mesure où il s’adresse à son versant financier mondialisé, la Banque centrale de Tunisie qui incarnait la défaillance au sein du pays.
De ce point de vue également, le régime de Ben Ali n’était pas isolé de son environnement car »la bande de voleurs » en question ne saurait se réduire à la personne dudit dictateur, sa famille, ses proches et sa cour, mais englobe l’Europe et ses despotes. L’Europe n’a en effet pas fait autre chose que permettre l’installation de la dictature dans les pays ex-colonisés, pendant que les États Unis d’Amérique s’occupaient des pays du Golfe et de l’Irak. C’est ce qui explique que la révolution contre la dictature soit aussi une révolution contre ceux qui l’ont soutenue, les membres du G8 ou du G20 qui gouvernent la planète.
Quels objectifs pour l’évènement tunisien?
On pourrait, à la lumière de ce qui précède, résumer les difficultés rencontrées lors de la première phase de l’action tunisienne, en disant que le concours des événements a eu un impact négatif sur ses acteurs principaux. En effet, le choix de ne pas s’organiser en partis, mais en conseils de protection de la révolution ou en comités de défense civile, directement issus de l’action révolutionnaire, ne les pas servis. Ces structures se sont révélées très fragiles, elles sont nées durant le dernier souffle révolutionnaire de la première phase et n’ont pas pu être présentes dès le début du processus, en raison de l’accumulation des forces matérielles et symboliques.
Ces conseils auraient pu, par la suite, leur garantir la suprématie politique, mais force est de constater qu’à mesure de l’émergence de l’action proprement partisane, ces comités et autres conseils ont été marginalisés.
Ceci aide à mieux comprendre ce qu’on pourrait appeler « le partage de la légitimité révolutionnaire » qui a eu lieu en Tunisie une fois le dictateur destitué. Il y a d’abord la « légitimité des révolutionnaires », les comités d’autodéfense et les Conseils de protection de la Révolution et le Front du 14 janvier. Si l’expérience des premiers, comme on vient de le voir, a été vouée d’emblée à l’échec, le Front n’a pas mieux réussi, un front né défaillant en raison de l’incapacité structurelle de la gauche radicale à s’organiser efficacement.
Vient ensuite la légitimité du compromis qui a réussi à créer le consensus autour d’elles en fédérant la plupart des forces révolutionnaires radicales, modérées, voire même celles qui se situent à la droite de l’échiquier politique; en un mot, toutes celles qui ont, peu ou prou, participé à l’action politique partisane et civile après le 14 janvier 2011. Cette « légitimité de compromis » est également celle dont bénéficie la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, la réforme politique et la transition démocratique, une instance qui a remplacé, à la suite d’un coup de force institutionnel mené avec la bénédiction conjointe de l’UGTT et de quelques composantes de la gauche radicale et modérée, la légitimité des révolutionnaires qui continuent depuis lors à résister à ce renversement par de multiples moyens pacifiques, des revendications aux sit-in, en passant par les manifestations, grèves et autres coupures de route.
Il est primordial, à ce niveau et pour en finir avec la comparaison avec les diverses expériences de mouvement sociaux de par le monde, d’insister sur un point déjà évoqué : si l’action révolutionnaire tunisienne a réussi, contrairement à ce qui s’est passé dans d’autres pays, à faire tomber le régime dictatorial et à en finir avec une partie de la corruption financière, il n’en demeure pas moins qu’une grande partie des objectifs de la révolution n’a pas encore, localement parlant, été réalisée. Cela vient du fait que la question a des ressorts globaux certains : c’est là, on s’en doute, le point commun à toutes ces expériences d’autodétermination à travers la planète.
En cherchant à éliminer toutes les frontières, l’ingénierie de la globalisation capitaliste selon les néolibéraux, cherche ainsi à bâtir un modèle de société déréalisée, s’appuyant sur une culture de l’intériorité, de la fusion charnelle dans un cocon avec une identité unifiée, du rejet systématique de tout ce qui est hétérogène et contradictoire, etc. Bref, la rupture avec tout ce qui rappelle l’instance paternelle, qui casse l’emprise exclusive et possessive de l’instance maternelle, pour introduire au monde extérieur.
Tunisiens unis, œuvrons pour condamner l’esclavagisme du projet néolibéral!