«Les choix fondamentaux économiques et sociaux en vue de consolider la démocratie en Tunisie », tel est le thème du Forum du Futur organisé, les 24 et 25 février, par l’Association des Économistes Tunisiens (ASECTU), avec l’appui du Forum des Études Économiques (ERF), présidé par Mustapha Kamel Nabli, ancien gouverneur de la BCT et Mohamed Haddar, président de l’ASECTU, en présence des principaux acteurs et intervenants dans le développement économique et social, à savoir des représentants des partis politiques, de l’ARP, des organisations syndicales et patronales, de la société civile, des médias…
La Tunisie est-elle capable de réaliser des niveaux de croissance économique et de création d’emplois suffisamment élevés pendant les décennies à venir pour faire face au défi critique du chômage d’une jeunesse de plus en plus éduquée et à dominance féminine ? Quelles politiques, approches et priorités doivent être adoptées pour que cette croissance soit inclusive et équitable, réduisant les inégalités et mettant à égalité les opportunités entre groupes sociaux et entre régions ? Telles sont les questions principales, s’inscrivant dans une vision future de la Tunisie, qui ont été débattues lors de la première journée de cette rencontre, et ce, afin de discuter des choix, de définir des priorités et de proposer des solutions ou pistes de solutions pour répondre aux défis économiques et sociaux les plus importants auxquels sera confrontée la Tunisie dans les décennies à venir.
Concernant le volet des perspectives de croissance économique, Mustapha Kamel Nabli a affirmé que la Tunisie n’a pas réussi à percer le plafond de croissance économique des 5% sur le long terme. De plus, depuis la révolution la situation s’est détériorée et le taux de croissance a été proche de zéro à fin 2015. De ce fait, la question de la croissance économique est devenue, selon ses dires, cruciale pour l’avenir du pays.
Dans ce sens, M. Nabli a rappelé que pendant la période 1990-2010, le taux de croissance du PIB total a été en moyenne de 4,7%, et ce, grâce à la contribution du volume de l’emploi. Cela a fait que la productivité du travail a crû en moyenne de 2,1% par an.
Mais les projections démographiques montrent que la Tunisie est en train de passer par des mutations qui vont gravement affecter les perspectives du marché du travail. Au vu de la baisse rapide du croît démographique et de celui de la population en âge de travailler, le taux de croissance du volume de l’emploi pourrait baisser à 0,7-0,9% par an, soit une augmentation de la population active de 32 mille personnes par an et de l’emploi de 27 mille.
Si une politique active d’insertion des femmes était mise en oeuvre, et ce, pour augmenter leur taux de participation dans la population active et réduire le chômage à 8% sur une vingtaine d’années, le taux de croissance de l’emploi pourrait atteindre 1,3-1,5% par an, soit 50 mille emplois par an.
«Cela signifie que si nous n’arrivons pas à augmenter la productivité du travail, le taux de croissance global du PIB restera dans la marge de 2-3,5% par an. Ce taux restera en deçà de ce qui est nécessaire pour répondre aux aspirations des Tunisiens, ce qui nécessite de relever le taux de croissance de la productivité du travail bien au-delà de 2% par an».
De ce fait, notre interlocuteur suggère la nécessité de donner la priorité pendant la prochaine phase à l’insertion de groupes sociaux qui n’ont pas été intégrés suffisamment dans le marché du travail pendant la période passée, à savoir les femmes et les jeunes.
Pour faciliter l’insertion de ces catégories sociales au niveau régional dans le marché du travail et améliorer la qualité de la main-d’œuvre et du capital humain, dans son ensemble, il importe, en deuxième lieu, de mener la réforme de l’éducation et de la formation.
Principaux facteurs d’augmentation de la productivité du travail
Pour garantir l’augmentation de la productivité du travail, il est impératif d’encourager l’investissement et l’accumulation de capital. Par ailleurs, selon les expériences des autres pays, il en ressort que le succès en termes de croissance économique exige des taux d’investissement à hauteur de 36% ou plus, taux réalisables avec le concours du secteur privé qui de tout temps a été le moteur essentiel de cet investissement, alors qu’il est resté dans la limite de 14-15% en Tunisie.
C’est pourquoi, Kamel Nabli a assuré qu’il est crucial que la prochaine étape renoue avec le taux d’investissement d’avant la révolution, soit 24-25% du PIB, mais également que son accroissement atteigne 10 points soit 35% du PIB ou plus, ce qui permettra une augmentation de la productivité du travail de 1,5 à 2 points. Le secteur privé doit jouer le rôle de locomotive dans cette augmentation, en même temps que l’investissement public qui devrait atteindre 8-10% du PIB.
Ces défis vont nécessiter principalement deux réformes : «La première concerne la délimitation du rôle du secteur privé, dont l’apport est essentiel dans le processus de développement du pays. Un dépassement des controverses idéologiques à ce propos s’impose. La deuxième réforme a trait à l’épargne qui doit augmenter pour rendre possible l’ investissement, ainsi que la réforme du secteur financier et de sa capacité à financer l’investissement».
Ainsi, la qualité de la main-d’œuvre et du capital humain, ainsi que celle de l’investissement constituent le deuxième facteur d’amélioration de la productivité du travail. «La qualité de la main d’œuvre s’est améliorée en Tunisie pendant les dernières décennies avec l’augmentation du niveau d’éducation et des qualifications. De même la qualité de l’investissement s’est améliorée surtout avec l’évolution des apports technologiques des industries de l’information et de la communication. Des études estiment que la contribution de cette amélioration de la qualité des facteurs a été de l’ordre de 0,6-0,7 points de croissance par an».
Cependant, le responsable a précisé que le facteur principal de l’amélioration de la productivité reste celui de la productivité globale des facteurs (PGF). Cette contribution provient de l’amélioration globale de la performance de la société et de ses institutions, permettant une meilleure utilisation des capacités disponibles du pays. «La Tunisie a besoin de voir la croissance de la PGF atteindre 2,5% ou plus, contre 1,3% de croissance annuelle pendant la période 1990-2010 ; ce qui nécessite des réformes profondes dont la réforme des institutions de l’Etat surtout l’administration et la décentralisation, la réforme des relations de travail et du marché du travail, une meilleure intégration dans l’économie mondiale en vue d’acquérir davantage la technologie, la réforme du commerce extérieur et du régime de change, les réformes sectorielles diverses comme dans l’agriculture, le tourisme ou l’industrie, les réformes urbaines…», a-t-il souligné.
Et d’ajouter que la Tunisie a, également, besoin de réduire la volatilité ou la variabilité excessive de sa croissance, vu que les études récentes montrent qu’une croissance plus équitable et inclusive est un facteur important de croissance, mais aussi de stabilité politique et sociale.
Au final, Kamel Nabli a fait savoir que la réalisation d’un taux de croissance globale de l’ordre de 5-6% par an est encore possible en Tunisie, sous réserve de procéder à des réformes profondes multiples et souvent difficiles. Ces réformes doivent permettre de réaliser une augmentation de la productivité du travail pour atteindre 4-4,5% par an, avec une contribution du même ordre de grandeur à la fois de l’accroissement de l’intensité capitalistique et de l’investissement et de la productivité globale de ces facteurs.
En marge du débat, Ridha Saïdi, ancien ministre chargé des dossiers économiques et sociaux, a annoncé que plusieurs réformes structurelles posent débat. Néanmoins, durant les cinq dernières années, ces réformes n’ont pas été bien menées d’où les obstacles structurels à la relance de la croissance économique. Au moment où le nouveau palier de croissance impose, urgemment, le passage d’une économie basée sur une main-d’œuvre pas chère à une économie basée sur les secteurs à forte valeur ajoutée et créateurs d’emplois et de richesses.
Pour ce faire, M. Saidi a appelé toutes les parties prenantes, à se focaliser, en priorité, sur l’amélioration de la productivité vu que le taux d’épargne national reste, selon ses propos, très faible.
De son côté, l’économiste Abdeljelil Bedoui n’a pas manqué de mettre en exergue que la réussite de la transition économique sera plus difficile que celle la transition politique, exigeant, en premier lieu, une économie politique de la gestion des conflits, et ce, afin d’entamer les grandes réformes.
De par les conflits d’intérêts, M. Bedoui a déclaré que les obstacles majeurs à la relance économique résident dans le déficit hydrique et le déficit énergétique résultant à l’avenir en un déficit agricole. Face à ces obstacles, aucune vision stratégique n’a été élaborée pour diminuer ces déficits. Et par conséquent, le taux de croissance reste impacté par la limite du marché du travail et la faiblesse de l’intégration territoriale et sectorielle.
Revenant sur la vision future de la Tunisie, exposée lors de ce forum, Afif Chelbi, ancien ministre de l’Industrie, a affirmé à leconomistemaghrebin.com que les principaux problèmes n’ont pas été soulevés, parce que le passage d’un taux de croissance de 5%, enregistré avant la révolution, à 0,8% à la fin de l’année 2015, ne peut pas être expliqué, selon ses dires, par les tendances lourdes de moyen et long termes, telles que les tendances démographiques et autres.
La situation économique actuelle ne peut s’expliquer que par les problèmes réels que vit la Tunisie aujourd’hui, impactant la productivité et la compétitivité des entreprises.
A cet égard, il a recommandé de diagnostiquer, avec l’élaboration des perspectives claires, les problèmes de court terme qui handicapent la croissance, dont les problèmes sociaux, de financement et de trésorerie …