« Il serait un mauvais économiste celui qui ne serait qu’économiste » [Friedrich Hayek, prix Nobel d’Economie 1974 avec Myrdal]
La lecture du rapport du Conseil des analyses économiques (CAE) au titre bien immodeste de Programme national des réformes majeures (PNRM) et dont le Président nous assure la main sur le cœur être « (…) une première dans le monde arabe, en Afrique et dans les pays émergents ». « Une révolution dans l’approche de la coopération … » (Cf. L’Economiste Maghrébin n°679) Rien que ça !!!, m’inspire ces quelques commentaires. D’abord sur le vecteur.
Mimétisme institutionnel: le CAE, une structure inutile et inopérante
La mise en place du CAE illustre encore une fois l’incapacité de nos dirigeants et de leurs conseillers à générer des modèles originaux. Encore une fois, nous sommes dans un cas de fausse corrélation type, où c’est le remède qui induit la maladie. Cette structure est dupliquée de manière éhontée du Conseil d’analyse économique (CAE) français dont l’évaluation de l’apport n’est pas le propos ici. Et bien entendu, en lui ajoutant des travers à connotation locale dont nous avons la spécialité.
D’abord, l’appellation elle-même n’est pas heureuse. On s’est contenté d’ajouter un « s » à analyse pour faire différent, comme si les « analyses » pouvaient faire l’objet d’un Conseil!
Ensuite sur les missions. Quand le CAE français, instance pluraliste composée d’économistes professionnels et de correspondants venant du secteur économique des entreprises, a pour mission « d’éclairer, par la confrontation des points de vue et des analyses, les choix du gouvernement en matière économique » (Cf. www.cae-eco.fr ), le notre (Cf. www.cae.gov.tn ) a un objet plus large et une composition en membres es-qualité au nombre de cinq et de membres au choix au nombre de dix, exclusivement des enseignants. Cette approche est totalement en décalage avec la réalité économique d’aujourd’hui puisqu’elle exclut l’apport d’économistes professionnels opérationnels et ayant une expérience managériale. Comment peut-on comprendre la réalité de l’entreprise sans n’y avoir jamais exercé? Comment peut-on intégrer les problématiques de l’aménagement du territoire et de son lien avec la réduction des disparités régionales sans l’apport d’ingénieurs et autres aménageurs ayant eu à traiter de ses problématiques? Comment peut-on être contributif ou du moins avoir un avis légitime sur les contraintes et autres éléments inhibant de l’environnement des affaires sans le concours de praticiens du droit des affaires ?
Comment peut-on prétendre réformer la fiscalité sans l’éclairage de fiscalistes rompus aux arcanes et autres subtilités de l’administration fiscale? Est-ce à dire que seuls les praticiens sont légitimes? La réponse est un non catégorique. Mais la réciproque est vraie. Le maitre mot est la diversité des points de vue et la confrontation indispensables dans ce genre de cénacle. « La critique est le seul instrument de vérification d’une théorie économique » [Karl Popper] Dans sa configuration actuelle, nous sommes en présence d’un aréopage d’enseignants émérites d’économie, auto-promulgués experts, mais sans expérience opérationnelle ou managériale pour la plupart.
Enfin, et c’est de mon point de vue le plus grave, cette structure n’est pas indépendante puisque son président est Ministre conseiller en charge des réformes auprès du Chef de gouvernement devant lequel il est comptable comme il le reconnaît lui-même (Cf. L’Economiste Maghrébin n°679). La confusion est inévitable et les télescopages avec d’autres structures nombreux. De quel droit le Président de cette instance prend-il l’attache des multilatéraux pour une validation préalable de son programme? Engage-t-il le gouvernement ce faisant? N’est-ce pas un dépassement de prérogatives et un empiétement sur les compétences des départements ministériels en charge? Quelle crédibilité peut avoir une structure liée et dont l’existence est fonction de l’espérance de vie au poste du Chef de gouvernement qui en nomme le Président avec rang de Ministre?
In fine, le CAE a-t-il capacité et qualité pour formuler, par substitution, un programme de réformes? Sa mission n’est elle pas « d’assurer une veille économique, d’émettre un avis, de fournir des consultations, … », et non de produire des programmes de gouvernement? Quand bien même, il le pourrait, ce n’est pas à lui de s’en faire le porte-drapeau. C’est au gouvernement et à lui seul– si tant est qu’il l’adopte– que devrait revenir et l’annonce et la mise en œuvre de ce programme. Cela s’appelle tout simplement le fonctionnement démocratique des institutions. Le gouvernement dirige. Il est responsable de ses actes devant les représentants du peuple et ses électeurs. Comment il le fait, qui le lui prépare et qui le lui fait, c’est de la consommation intermédiaire. C’est le produit final qui importe.
Le rapport lui-même: sans consistance
La lecture du document nous laisse dans un état de circonspection prolongé. L’approche scientifique, honnête sinon objective, voudrait que l’on essaye de comprendre avant de juger de la qualité du rendu. L’exercice est difficile tant l’output est indigent et l’on s’épuise à chercher de l’originalité ou de la cohérence dans ce texte écrit à plusieurs mains, avec plusieurs copier-coller et sans aucun étalonnage indispensable au genre.
Une introduction d’une banalité affligeante sans aucune originalité, valable en tout temps et en tous lieux sans aucune plasticité spatiale et temporelle. Il ne faut pas s’étonner dès lors que d’aucuns aient l’impression de « déjà vu ».
C’est un ersatz des rapports habituels des multilatéraux qui se contentent de faire une check list des « réformes » à engager, de les convertir en une matrice pour en faciliter le suivi des réalisations. Il en emprunte la forme, la structure et la ponctuation. Il en emprunte également la prétention à trouver une réponse moniste à des questions complexes. Il n’y a qu’à, comme si cela avait échappé à tout le monde avant eux.
Ce travail hybride et syncrétique n’est ni académique– auquel cas il aurait obéi aux règles de base du genre à savoir les trois moments d’une recherche : définition des concepts, étude et vérification des théories et vérification de leurs implications et applicabilité spatiale et temporelle–, ni opérationnel en mode projet où l’on aurait défini un point de départ et un point d’arrivée et un chemin critique pour arriver à réaliser les objectifs.
Rappelons ce que c’est qu’un programme puisque c’est de cela dont il s’agit. Un programme est un ensemble d’actions à réaliser dans un temps défini en vue d’atteindre un (des) objectif(s) préalablement défini(s). Pour cela l’on définit un chemin critique pour y arriver et l’on identifie surtout les tâches et autres éléments du projet qui ont une marge nulle et dont la non réalisation compromet l’atteinte voire bloque la réalisation du projet. Quid de tout cela dans le cas qui nous importe? Rien. C’est un défilement sans séquencement et sans ordonnancement de tâches à effectuer dans chaque axe ou pilier et cela n’a rien à voir avec le « gradualisme » et autre prétexte à inaction.
Où est le découpage chronologique (phases) du programme et sa structure hiérarchique des tâches (Work Breakdown Structure)?
Quand le Président du CAE, à une question de Hédi Mechri de savoir s’il y avait une réforme plus importante qu’une autre? (Ibid.) répond : « Tout est important et stratégique », cela veut dire que rien ne l’est. La non-priorisation ou hiérarchisation des préférences conduit à une bousculade de priorités. C’est une question de cohérence des choix et de liens de dépendance entre les objectifs.
Le programme proposé : une stratégie de rustines
Le pilier 1 relatif au financement de l’économie (pp.8-16) est un travail de compilation des résultats de plusieurs travaux dont certains remontent à plusieurs années (i.e. Etude sur le développement des marchés de capitaux en 2002). C’est un défilement sans aucun lien de coups partis, de propositions en cours d’études (i.e. banque des régions, réforme de la loi bancaire, réforme de la BCT, …), ou de vœux pieux sans aucune indication de faisabilité (i.e. développement du crédit pour la promotion du logement social, financement de la PME, dispositif de soutien au financement de l’innovation requis (sic), favoriser l’accompagnement et le conseil, …) sans aucune valeur ajoutée et sans l’ombre d’une proposition nouvelle. C’est quasiment les minutes d’étapes de travaux déjà engagés par les différents départements. Quasiment tous les secteurs disposent de leur propre matrice de réformes et de mesures à engager dans le prochain quinquennat. Pour paraphraser Arrow et son théorème d’impossibilité, le choix collectif n’est pas la somme des choix sectoriels.
Compiler c’est bien. Cela n’a rien d’infamant. Citer ses sources et initialiser c’est mieux. Cela s’appelle la déontologie et le respect des règles dont le rapport fait grand cas s’agissant de l’amélioration de la gouvernance mise en facteur et transsectorielle.
Le pilier 2 relatif aux équilibres budgétaires est un fourre-tout avec un rappel inutile et inapproprié de la doctrine. C’est une succession de « préoccupations » davantage que de questions fortement corrélées et dont la résolution ne peut se faire à coups de rustines.
Le pilier 3 relatif au développement des ressources humaines se contente de sérier diverses composantes sans liens directs entre elles dans une approche bureaucratique et administrative dont l’originalité consiste à proposer dans le meilleur des cas « d’améliorer » et dans le pire de créer des structures supplémentaires à défaut de solutions réelles (i.e. agence d’accréditation et de contrôle de qualité de l’enseignement [comme si on a inventé mieux que le marché pour juger de la qualité d’un produit], mise en place d’une institution de développement des ressources humaines et d’orientation [qui à ma connaissance existe déjà], création du conseil national de l’emploi [pourquoi faire? On nous le dira prochainement !], création de conseils régionaux de l’emploi [qui existent déjà dans les gouvernorats], etc. La seule proposition quelque peu nouvelle à savoir « mise en place d’un système d’assurance chômage » est emballée en une ligne, telle quelle, sans aucun développement, alors qu’elle aurait pu constituer pour le coup une véritable réforme.
Le pilier 4 relatif à la refonte des filets de protection sociale se veut ambitieux, à la mesure des enjeux d’une croissance inclusive, équitable et la moins inégalitaire. Mais point de réformes majeures structurelles. Il s’agit tout au plus de corrections et d’ajustements par le biais d’une meilleure identification et d’un meilleur ciblage que d’une véritable préfiguration de ce que serait l’embryon d’une véritable économie sociale et solidaire.
Le pilier 5 relatif au renforcement du cadre institutionnel et réglementaire prend acte des coups partis à savoir le PPP, le code des investissements et met le focus sur l’amélioration du climat des affaires comme condition indispensable pour relancer l’investissement, en passant par le tri dans les procédures et autres dispositions bloquantes. La question est, pourquoi le gouvernement, conscient de ces éléments de blocage, ne prend-il pas les mesures qu’il faut pour les lever? De simples circulaires ministérielles y pourvoiraient. A défaut, sa crédibilité restera entamée. Ces actions doivent être engagées au plus vite, sans attendre l’engagement de « réformes » plus ambitieuses et dont la mise en œuvre risque d’être longue. Comme dans tout processus de conduite de changement, il faut éviter « l’effet tunnel ». Il s’agit de délivrer régulièrement pour faire la preuve que le processus continue et avance dans le bon sens.
Le rapport réussit la gageure de ne pas aborder une composante essentielle dans tout travail de planification, c’est la définition du champ spatial et d’aménagement du territoire. Il ne l’aborde qu’accessoirement dans la composante 8 en parlant « d’adoption de la loi sur les autorités locales » [???] et « d’adoption d’un nouveau découpage régional », sans aucun mot sur la politique de la ville et l’aménagement urbain. Au regard des enjeux, de la faiblesse des pouvoirs publics et de l’absence d’une vision, en ce domaine comme dans bien d’autres, les mesures doivent être pesées au trébuchet. C’est dire les limites de ce travail et les limites du spectre de compétences de ceux qui y ont contribué. La deuxième gageure est celle relative à l’absence de toute référence à la corruption qui est devenue pandémique et qui aurait mérité un développement spécifique.
Amender la constitution au plus vite
S’il est une réforme, majeure celle-ci, c’est d’amender rapidement la constitution pour y intégrer la liberté d’entreprendre dans le Ch.2 des droits et libertés. Tout et n’importe quoi a été constitutionalisé sauf l’élément qui devrait être le principal instrument de la reprise de l’activité à savoir la liberté d’initiative économique sans laquelle point de salut. Quelle économie serait performante sans ce droit fondamental à l’initiative, à la prise de risque? Comment peut-on escompter « rétablir des taux d’investissements élevés » sans ce socle déterminant qui est le primum movens à l’origine de tout, ou espérer améliorer la qualité du climat des affaires? Pourquoi se priver de cette contribution additionnelle qui viendrait soutenir, compléter voire suppléer l’Etat dans toutes les activités concurrentielles?
C’est au gouvernement d’agir
En conclusion, les membres du Conseil devraient savoir mieux que quiconque que le cycle économique n’est plus la principale donnée qui permet de forger les anticipations. Force est de constater que dans leur écrasante majorité, les « réformes » proposées sont tout au plus des procédures et des aménagements réglementaires justiciables de prise de mesures ministérielles et pour certaines du Chef de Gouvernement par décret. Donc de réformes, il n’y en a point. Nous pouvons faire la preuve que nous n’avons pas besoin de production législative additionnelle. Il n’est pas de domaine où l’on n’ait pas suffisamment légiféré. Il y a un temps pour la réflexion et un temps pour l’action. Il faut agir vite et en responsabilité. C’est au gouvernement d’agir.
Avant de proposer, il faut s’assurer des conditions de réalisation des réformes engagées. Le rapport ne fait que le constater comme « goulot d’étranglement » et le Président le reconnaît de manière puérile : « L’adoption des réformes par le gouvernement ne suit pas ». A défaut de volonté politique et de responsabilité assumée, et nonobstant la pertinence des mesures proposées, elles resteront lettre morte et leur réalisation retardée nous fera subir un surcoût d’ajustement.
Sortir des sentiers battus, prendre de la hauteur, interpeller les décideurs, servir de vigies, … Ce sont des contributions de ce genre que l’on attend de ce cénacle. Son statut l’y oblige et notre respect est à ce prix.