La BCT peut-elle s’inspirer de l’action de la BCE pour raviver une croissance en manque de souffle ? Les autorités monétaires tunisiennes peuvent-elles s’inspirer de la politique ultra-expansionniste de la BCE pour redonner des couleurs à des fondamentaux en berne ? Plusieurs facteurs expliquent l’étroitesse du champ d’action de la BCT.
Pour donner des éléments de réponse à ces questions, nous avons commencé dans une première partie de notre analyse intitulée « Le stimulus monétaire de la BCE est-il à la portée de la BCT ? » publiée par le département de la recherche de MAC SA, par un rappel du package des instruments avancés par la BCE lors de sa dernière réunion du 10 mars 2016.
Dans cette deuxième partie de notre analyse, nous allons essayer de repérer les contraintes qui pèsent sur la politique monétaire de la BCT et qui empêchent l’activation de certains instruments.
Enfin, nous préciserons les conditions nécessaires pour l’élargissement de la gamme des instruments monétaires mis à la disposition de la BCT.
Une question de priorité
Les dirigeants de la BCE priorisent les mesures qui permettent de faire repartir l’inflation et la croissance dans la Zone euro. Ceux de la BCT partagent les mêmes soucis en matière de croissance, mais ils restent vigilants face au risque inflationniste. Car tous les ingrédients d’un dérapage demeurent présents : pressions baissières sur le dinar, revendications salariales excessives, contrôle partiel des circuits de distribution, … Et les gains enregistrés en matière d’inflation (de 6% en juin 2014 à 3.3% en février 2016) ne sont pas encore rassurants, comme en témoigne le maintien de l’inflation sous-jacente à un niveau relativement élevé (4,7% en février 2016).
En ouvrant les vannes de la liquidité, les dirigeants de la BCE voudraient rapprocher l’inflation de l’objectif de 2%, alors que les prévisions tablent sur 0,1%. Cette différence de contexte, où les menaces inflationnistes continuent de peser sur l’économie tunisienne, justifie le maintien par la BCT de ses taux directeurs à un niveau positif, et explique le glissement des taux européens en territoire négatif.
Une question de dynamisme du marché obligataire
Rappelons que le Quantitative easing se transmet à l’activité économique, entre autres, via la baisse des taux longs. Les achats massifs d’obligations souveraines poussent les cours à la hausse, et du coup, ils provoquent la chute des taux longs.
Aujourd’hui, les économies européennes se refinancent à des taux extrêmement bas. Le 30 mars, l’Allemagne s’est refinancée à un taux de 0,15%, la France à 0,44% et l’Italie à 1,27%. Cette situation est très profitable aux finances publiques de ces économies qui demeurent piégées dans les méandres de la crise de la dette souveraine, dans la mesure où la faiblesse des taux favorise l’allègement de la charge de leurs dettes.
Dans un marché obligataire défiguré (absence d’une valorisation « mark-to-market » pour les portefeuilles obligataires ; domination des opérations de gré à gré ; sous estimation du risque corporate par rapport au risque souverain, mauvaise évaluation du risque de subordination, …).
Et plus précisément lorsque le dynamisme du marché secondaire fait défaut, comme c’est le cas de la Tunisie, le recours aux instruments non-conventionnels ne se justifie pas. Résultat : le Trésor tunisien se retrouve condamné à se refinancer à des taux supérieur à 5% aussi bien sur le marché domestique que sur le marché international des capitaux.
Une question de présence de «l’effet de richesse» dans le comportement des agents
Les Bourses européennes profitent des interventions musclées des Banques centrales sur les marchés. Ce qui est loin d’être le cas en Tunisie. Malgré l’avalanche de liquidités injectées par la BCT depuis la Révolution de janvier 2011 (près de 5 milliards de dinars aujourd’hui contre 962 millions de dinars en décembre 2010), aucun signe significatif de flambée des cours boursiers n’a été observé sur la place de Tunis.
Sur les places européennes, une hausse des cours, laissant présager la formation d’une bulle financière, commence à inquiéter les observateurs. Toutefois, malgré la hausse des marchés, «l’effet de richesse » n’est pas encore au rendez- vous. Du coup, la demande interne (consommation et investissement) ne décroche pas.
Le marché obligataire : l’urgence d’une réforme pour donner des ailes à la BCT
Comment le développement du marché obligataire pourrait améliorer l’efficacité de la politique monétaire ? L’histoire récente de la crise financière des subprimes a montré à quel point le dynamisme du marché obligataire, et plus précisément l’activation du compartiment secondaire de ce marché, pourrait améliorer l’efficacité de la politique monétaire.
En cas de dégradation de la conjoncture économique et de montée des pressions récessionnistes, les Banques centrales seront amenées à baisser leurs taux directeurs. Or, dans certains cas, les taux d’intérêt atterrissent dans la zone de trappe à liquidité et l’économie ne démarre pas.
Dans une telle situation, les autorités monétaires pourraient recourir au marché obligataire pour activer les instruments non conventionnels (Quantitative easing, Credit easing, Operation twist, …). Seuls les économies disposant d’un marché obligataire dynamique pourront recourir à ce type d’instrument.
Dans le cadre de ces politiques, les Banques centrales interviennent sur le compartiment secondaire du marché obligataire pour acheter des titres longs, poussant les cours des obligations vers la hausse et entraînant la baisse des taux d’intérêt à long terme.
Cette opportunité n’est pas offerte aux économies en développement, dont le marché obligataire secondaire est quasi inexistant, comme c’est le cas de la Tunisie. L’intervention de la Banque centrale sur le marché obligataire serait très utile pour contrecarrer l’essoufflement des instruments monétaires conventionnels.
D’une part, les opérations d’achats de titres souverains pourront faire baisser les taux longs et du coup, alléger les conditions de financement des entreprises (investissements) et des ménages (investissements immobiliers et consommation).
D’autre part, dans une situation de grippage du canal bancaire, les Banques centrales peuvent être amenées à intervenir directement sur le compartiment corporate du marché obligataire pour acheter les titres des entreprises.
Les autorités monétaires ont tout à gagner du dynamisme du marché obligataire et de l’émergence d’une courbe de rendement (yield curve), indispensable pour benchmarker les autres émissions et aussi pour guider les anticipations des opérateurs (Forward guidance). Ce dynamisme exige un certain nombre de conditions.
- Du côté des émetteurs, plus de fermeté pour ancrer la culture de la bonne gouvernance afin de mieux répondre aux exigences des émissions obligataires
- Du côté des souscripteurs, il faudrait adopter une gestion dynamique des titres obligataires en instaurant la valorisation « mark-to-market » du portefeuille obligataire et en délaissant le comportement de « buy & hold », qui justifie l’attachement à une valorisation au «prix historique».
- Du côté du régulateur, une réelle volonté politique s’impose. Elle pourrait se traduire par la fermeté dans l’application du texte réglementaire et la souplesse des procédures d’émission des emprunts obligataires.
- En somme, tant que le vent du dynamisme ne souffle pas sur le marché obligataire, les marges de manœuvre de la politique monétaire resteront très étroites.
La réforme du marché des capitaux : à la recherche d’un strapontin dans l’agenda des décideurs
Face à un pays éreinté par cinq années de crise (flou institutionnel, multiplication des actions terroristes, amateurisme politique, fièvre revendicative, banditisme dans les circuits de distribution, …) qui ont lourdement dégradé les fondamentaux de l’économie, la BCT ne pourra pas faire mieux en matière de politique monétaire.
Aujourd’hui en Europe comme en Tunisie, l’incertitude géopolitique, la montée de l’insécurité et les dysfonctionnements structurels pèsent plus lourd que les interventions des Banques centrales.
Cependant, contrairement à la BCT dont les marges de manœuvre sont très minces, la BCE dispose encore, grâce à la profondeur de ses marchés de capitaux, de plusieurs outils non conventionnels. Si le recours à des taux d’intérêt négatifs ne se justifie pas pour le cas tunisien, compte tenu de la forte présence de pressions inflationnistes et de la faiblesse de l’épargne, le dynamisme du marché obligataire reste une piste prometteuse pour booster l’efficacité de la politique monétaire.
La BCT ne peut espérer élargir la gamme de ses instruments non-conventionnels sans une réforme sérieuse du marché financier et notamment du compartiment obligataire.
(* Moez Labidi est professeur à la Faculté des Sciences Economiques et de Gestion de Mahdia, Conseiller économique auprès de MAC SA)