La question de la dette et l’endettement de la Tunisie a été, entre autres, l’un de points phares de l’interview exclusive accordée par le ministre des Finances, Slim Chaker, à l’Economiste Maghrébin (n°682).
L’Economiste Maghrébin : La dette est-elle soutenable ?
Slim Chaker : La dette publique de la Tunisie est pour le moment soutenable. Cela ne veut pas dire qu’on doit dormir sur nos lauriers. Au contraire, on doit faire très attention parce que les projections montrent qu’à l’horizon 2020, l’endettement du pays va se situer aux alentours de 60% du PIB, avec un contenu en devises entre 65 et 70%. La question mérite d’être approfondie et détaillée. La dette publique, en 2010, était de 25 640 MDT, soit 40% du PIB. Cette dette est composée à hauteur de 60% de dette extérieure et de 40% d’emprunt local. En 2015, elle est passée à 46 108 MDT, c’est-à-dire à un taux moyen d’accroissement annuel de 12,4%, sachant que le PIB a évolué à 1,5% sur la période 2011- 2015. Mais ce qu’on relève, c’est que la dette extérieure ne cesse de grimper.
Elle est passée à 65%, tandis que la dette intérieure a reculé de 5 points, passant de 40% à 35%, en raison du manque de liquidité sur le marché intérieur et de l’érosion de l’épargne publique et privée, deux facteurs qui posent problème. Si on considère l’évolution de la dette publique, elle représentait, en 2010, 40% du PIB. En 2011, elle a cru de 4 points (44%). En 2014, elle a grimpé à 48% du PIB et en 2015, à 54%. Le service de la dette était, quant à lui, de l’ordre de 3 600 MDT en 2010.
Aujourd’hui, il est à 4 600 MDT. Le coût de la dette est a peu près de 4%, mais comme je vous l’ai dit, il y a deux problèmes majeurs : le manque de liquidité et l’augmentation de l’inflation, qui a eu un impact sur le coût de la dette et sur les taux d’intérêt. Quant à la maturité, elle est passée de 7,23 années en 2010 à 6,5 années en 2015, pour une raison très simple. On ne peut plus s’endetter comme on le pouvait sur le long terme.
Nous sommes obligés de nous endetter sur le court et moyen termes. Il y a là, de toute évidence, un problème de confiance. Voilà, rapidement, le schéma actuel. Maintenant, si on analyse l’endettement à l’horizon 2020, l’originalité de cette démarche réside dans le fait que j’ai superposé les premiers scénarios de croissance du plan quinquennal (2016-2020) avec, globalement, un taux de croissance moyen annuel de 3,9%. Nous remarquons que le service de la dette va passer de 5 160 MDT en 2016 à 6 600 MDT en 2017, 6 700 MDT en 2018, 6 900 MDT en 2019 et 7 400 MDT en 2020. En clair, cela veut dire que pour financer son économie, la Tunisie a besoin de s’endetter encore. Cette dette va représenter 56% du PIB en 2016, 58,4% en 2017, 59% en 2018, 59% en 2019 pour retomber à 57,8% en 2020.
Je vous informe que dans trois semaines exactement, vers la deuxième quinzaine du mois d’avril, nous allons sortir sur le marché financier européen pour lever un crédit d’environ 1 milliard d’euros au maximum. Nous avons déjà entamé les procédures et sélectionné les banques européennes qui sont : Natixis, Jp Morgan, Commerce Bank Allemagne.
Et je vous le dis tout de suite : pour une maturité de 5ans, le taux d’intérêt sera de 6%, et pour une maturité de 7ans, il sera de 7% à peu près, sachant que le coût dont je vous parle reflète le risque Tunisie et n’a rien à voir avec les taux d’intérêt en Europe (FOB, Euribor).
Deux échéances importantes nous attendent en 2017. C’est pour cela que nous allons passer, en matière de service de la dette, de 5 160 MDT à 6 600 MDT. Nous allons rembourser, en avril 2017, 500 millions de dollars que nous avons empruntés aux Qataris en 2012, et en août 2017, l’émission Samourai de 12,5 milliards de yens.
Que proposez-vous pour maîtriser l’endettement du pays ?
Même avec un endettement de l’ordre de 60% du PIB, d’ici 2020, ce qui est tout à fait soutenable, il est grand temps que la Tunisie se dote définitivement des moyens de gérer sa dette. La dette tunisienne n’est pas bien gérée actuellement. Et pour cause : elle souffre d’un effritement des responsabilités. Plus que jamais, nous avons besoin d’un responsable qui sache quand nous devons contracter des dettes, dans quelles conditions, auprès de quels bailleurs de fonds, à quelle maturité,…J’ai fait le diagnostic de cette dette.
Celui-ci fait apparaître quelques points sur lesquels il va falloir travailler. Premièrement : la fragmentation des décideurs en matière d’endettement. Les intervenants sont le ministère des Finances, la Banque centrale, le ministère de la Coopération internationaleet, de temps en temps, le ministère des Affaires étrangères. Cette dispersion- fragmentation n’est pas bonne. Il faut qu’il y ait un chef de file, un coordinateur. Deuxièmement, chaque intervenant travaille seul. Il n’y a ni orchestration, ni harmonisation avec les autres.
Troisièmement, il n’y a pas de stratégie de la dette sur les taux de change, les monnaies, les taux d’intérêt, la maturité, le choix des bailleurs de fonds,… Quand on constate qu’on est passé en matière d’endettement extérieur à 65% du montant global de la dette, il y a donc un risque de taux de change et ce risque, il faut absolument le gérer.
Actuellement, nous sommes en train de gérer statiquement la dette. Il faut absolument passer à une gestion dynamique.
Et là, j’en viens à la principale réforme pour la soutenabilité de la dette, celle-là même qui consiste à créer une agence de gestion de la dette devant relever du ministère des Finances, à l’instar de ce qui se passe partout dans le monde. Il faut qu’il y ait un outil de gestion performant et surtout dynamique. Que signifie dynamique ? Cela veut dire que cette agence de gestion de la dette doit être en possession d’un document de stratégie de la dette, une sorte de feuille de route qui lui permet de voir ce qui se passe sur le marché international et d’intervenir lorsqu’elle trouve des opportunités pour changer une dette en une autre monnaie, une dette à une maturité donnée en une dette à maturité beaucoup plus longue,… Il faut absolument que la Tunisie se dote de ce document. Aujourd’hui, la gestion de la dette tunisienne artisanale.
Nous devons avoir les outils du 21ème siècle. D’ailleurs, nous travaillons actuellement sur ce dossier avec la Banque mondiale et nous nous sommes fixés comme objectif de créer cette agence avant la fin de l’année 2016.