Dans une longue interview donnée au Magazine américain The Atlantic, en mars dernier, le président américain a dévoilé un secret de Polichinelle en affirmant qu’il y a une feuille de route (playbook) que le président des Etats-Unis est obligé de suivre.
Cela veut dire qu’il a une voie toute tracée dans laquelle il doit s’insérer dès son entrée à la Maison-Blanche et qu’il ne quittera qu’après la fin de son mandat. Un peu comme le nouveau train qui, pour entrer en service, doit être mis sur les rails qu’il ne quitte que le jour où il part pour la ferraille.
C’est ce qui explique en fait l’extrême ressemblance entre les présidents qui ont occupé la Maison-Blanche qu’ils soient Démocrates ou Républicains, qu’ils aient exercé au XIXe, XXe ou XXIe siècle. La feuille de route dont parle Obama se résume en quelques idées simples : l’Amérique est une puissance qui veille à généraliser la démocratie dans le monde, à faire régner le bien et à pourchasser le mal ; le bien étant incarné par tout régime qui accepte cette idée et se comporte en conséquence, et le mal incarné par tout régime qui refuse cette idée et se comporte en conséquence. Il va sans dire que cette classification ne prend nullement en considération la nature du régime, mais seulement son comportement. De sorte qu’il y a des régimes peu démocratiques, dictatoriaux ou même obscurantistes que l’Amérique classe dans la catégorie du ‘’bien’’, et d’autres, par le seul fait qu’ils s’opposent à la politique américaine, se trouvent dans la catégorie du ‘’mal’’.
Quand Ronald Reagan traitait dans les années 1982 l’Union soviétique d’ « empire du mal », c’était implicitement par opposition à l’Amérique « empire du bien ». Quand, 20 ans plus tard, en 2002, George Bush traitait l’Irak et l’Iran et la Corée du nord d’ « axe du mal », c’était implicitement par opposition à l’ « axe du bien » que constituait l’Amérique, la Grande Bretagne, Israël et quelques autres…
C’est à partir de cette idée simple qu’une politique étrangère immuable est détaillée dans le « playbook » dont parle Obama et que tout président est tenu de lire attentivement le jour de son entrée à la Maison-Blanche. Cette politique consiste en gros à chercher des monstres à abattre, de préférence dans le monde arabe et musulman; à provoquer des puissances rivales, comme le fait si bien Obama en Ukraine contre les Russes et en mer de Chine contre les Chinois; à aider militairement et financièrement de manière massive Israël quoi qu’il fasse en temps de guerre comme en temps de paix; à maintenir le niveau d’ignorance du peuple américain pour tout ce qui se passe à l’étranger, et si possible augmenter le taux des 49,2% d’Américains qui pensent que ce sont les Palestiniens qui occupent Israël…
Ce sont les directives contenues dans le « playbook » de la Maison-Blanche qui sont à l’origine des grands désastres provoqués par la politique étrangère américaine : guerre du Vietnam, du Cambodge et du Laos, guerre d’Afghanistan, guerre d’Irak, guerre de Syrie, guerre de Libye…
Si l’on considère seulement le XXe siècle et les 16 premières années du XXIe siècle, on peut dire sans risque d’erreur que pas un seul président n’a passé son mandat tranquillement sans avoir eu recours à l’armée, sans avoir eu sa propre guerre. Pas un seul président n’a tiré les leçons des erreurs de son prédécesseur. Erreur ou pas, le nouveau poursuit ce que le précédent a commencé, même s’il s’agit de désastres comme dans les cas du Vietnam, de l’Afghanistan ou de l’Irak.
C’est que des termes comme « erreur » ou « tirer la leçon » n’existent pas dans le « playbook » et que, par conséquent, le président en exercice ne pourra pas sortir du texte en fustigeant par exemple son prédécesseur pour les erreurs qu’il a commises. Il ne pourra pas non plus prendre le contre-pied en adoptant une autre politique qui permettrait de réparer les erreurs de son prédécesseur. Ce propos est parfaitement illustré par Obama. En tant que sénateur de l’Illinois, celui-ci était très critique de la politique irakienne de George W. Bush. Après avoir lu le « playbook » de la Maison-Blanche le 20 janvier 2009, il est devenu un autre. Un Obama qui ressemble beaucoup plus à son prédécesseur qu’au sénateur de l’Illinois.
Et puis un jour, un milliardaire qui s’appelle Donald Trump a décidé d’entrer dans la bataille électorale avec l’ambition de devenir président de la République américaine. De mémoire d’Américain, aucun candidat à l’élection présidentielle n’a tenu un langage aussi franc. De mémoire d’historien, aucun aspirant à la Maison-Blanche n’a eu autant de courage ou de témérité pour appeler un chat un chat, pour répéter inlassablement devant les caméras que le roi est nu et qu’il doit se rhabiller…
Pour Trump, « le monde se porterait nettement mieux si les anciens dirigeants irakien Saddam Hussein et libyen Mouammar Kadhafi étaient toujours au pouvoir »; « la Libye est une catastrophe. L’Irak est une catastrophe. La Syrie est une catastrophe. Tout le Moyen-Orient a complètement explosé sous Hillary Clinton et sous Obama »; « les Etats-Unis n’ont pas d’intérêts vitaux en Ukraine, et par conséquent, au lieu de démoniser Poutine, il faut le considérer comme partenaire et coopérer avec lui »; « les Etats-Unis doivent adopter une attitude neutre dans le conflit qui oppose Israéliens et Palestiniens »; « notre problème n’est pas Assad, mais l’Etat islamique »; « nous ne pouvons pas maintenir indéfiniment nos troupes au Japon et en Corée du Sud » etc.
A côté de ces affirmations pleines de bon sens, Trump n’hésite pas à s’en prendre aux Musulmans et aux Sud-Américains qu’il veut maintenir loin de l’Amérique.
Mais qu’il s’agisse de ses déclarations sages et sensées ou de ses affirmations fracassantes qui font dresser les cheveux sur la tête, Donald Trump est très certainement l’unique candidat dans l’histoire des élections américaines qui ait parlé aussi franchement et aussi clairement. Il est certainement au courant du contenu du « playbook », mais il s’en soucie comme d’une guigne.
C’est ce mépris qu’éprouve Donald Trump envers le « playbook » washingtonien qui lui fait perdre pratiquement toutes ses chances de devenir président. Dès l’instant où il a commencé à crier sur les toits de l’Amérique que le roi est nu et à le montrer du doigt de manière insistante, la machine médiatique s’est mise en branle pour le discréditer et le montrer au public comme un candidat peu sérieux, dangereux, ne connaissant rien à la politique, etc.
Dans un éditorial du 15 avril, le très sérieux Boston Globe exhorte le parti républicain à « arrêter Donald Trump », car « sa vision pour l’avenir de notre nation est très troublante et son comportement profondément anti-américain (profoundly un-American). »
Sauf miracle, Trump ne sera jamais président, mais restera dans l’histoire comme l’unique candidat qui a osé appeler un chat un chat. Comme le seul aspirant à la Maison-Blanche qui a dénoncé la nudité du roi et à la montrer du doigt obstinément.