Le combat contre la corruption est devenu un apanage institutionnel. Comment se prévenir et comment lutter? Décortiquer les étapes de ce fléau qui gangrène de plus en plus la société est essentiel. En somme, un constat s’impose : l’absence de volonté politique pour lutter contre la corruption… C’est ce qu’a affirmé Brahim Missaoui, président de l’Association tunisienne de lutte contre la corruption dans cette interview…
leconomistemaghrebin.com : Dans une récente déclaration, vous avez dit que la campagne “Efrah bya” est plus dangereuse que Daech. Qu’entendiez-vous par là?
Brahim Missaoui : Cet état des lieux est de plus en plus inquiétant. Pourquoi? Pour la simple et bonne raison qu’on a tendance à amnistier la corruption. Quand je dis on, je me réfère à l’Etat et à la société tunisienne en général. Cela signifie que ce phénomène a pris racine dans nos habitudes et ceci ne date pas d’hier. Le fait qu’on parle de “Tefrah bya”, ou encore “Mechi Hwija”, “Mriguel”, est devenu monnaie courante, qu’il est difficile de combattre.
Il est donc urgent d’agir parce que cela va droit dans l’intérêt du pays avant tout. A titre d’exemple, quand un policier ou un douanier ne contrôle pas ce qu’il y a dans un container ( il peut y avoir un trafic d’armes, de drogue) contre une liasse de dinars, personnellement, je trouve que cela est plus dangereux que Daech.
Quelles sont les mesures simples pour agir?
Il y a urgence. Il faut qu’il y ait des réponses précises pour éradiquer ce phénomène. Quand un policier saisit un container et qu’on le félicite pour son dévouement et d’avoir fait son travail convenablement, il est certain qu’il ne cherchera plus à avoir une autre entrée d’argent. Mais aussi, il faut que cet encouragement soit rémunéré, et là on aura accompli le travail, en faisant deux coups d’une pierre : démanteler les trafics de drogue, terrorisme… et le policier se sentira motivé par le travail bien fait.
Pensez-vous qu’il y a une volonté politique à lutter efficacement contre la corruption?
Malheureusement, non. Le constat est clair : l’absence de volonté politique, y compris dans les précédents gouvernements, depuis le 14 janvier. Bien que tout le monde dénonce la corruption, personne n’agit dans ce sens pour la combattre. Or, il est important de définir la corruption et l’acte de corruption, mais aussi de comprendre ce phénomène suffisamment, à savoir quelles en sont les causes pour en faire un diagnostic. Mais ce que je reproche aux médias, c’est qu’ils n’apportent aucune analyse profonde, ce qui leurs importent le plus c’est l’audimat et de faire le buzz.
D’après une étude menée par votre association, un fonctionnaire travaille huit minutes seulement? Comment expliquez-vous ce constat?
Qui dit fonctionnaire dit colonne vertébrale de la croissance du pays. Le fait que nous ayons annoncé ce chiffre intervient après avoir effectué une étude détaillée. Nous avons également remarqué qu’en 2016 le nombre des fonctionnaires s’est élevé à 718.000; contrairement à 2010, où le nombre atteignait 500.000 employés, alors que la fonction publique ne devrait tolérer que 200.000 fonctionnaires.
Il y a un sureffectif de plus de 500.000 postes ce qui est tout de même inadmissible. Les absences au travail coûtent cher à l’Etat tunisien et ceci nuit directement à la production et à la valeur du travail. Mais ce n’est pas l’unique raison. Il faut identifier d’autres raisons qui pousseraient un fonctionnaire à s’absenter. C’est bien qu’il y ait une campagne de sensibilisation, la mobilisation des contrôleurs anonymes… mais encore faut-il prêter attention aux origines du mal.
La plupart d’entre eux mettent en avant l’inégalité dans le travail, c’est à dire que quand un fonctionnaire s’absente, il aura droit à un questionnaire sur les raisons de son absence, alors que son directeur n’aura pas le même traitement. Il se considère comme au dessus des lois et ne sera contrôlé par personne. Et là on ressent le sentiment d’injustice. Tandis que d’autres ne se sentent pas du tout impliqués dans leur travail, du coup ils s’absentent pour manque de motivation au sein de l’administration. C’est pour cela qu’on parle de mauvaise gestion, de corruption, d’absence de transparence…
Quels sont les secteurs les plus touchés par la corruption?
On parle de 90% de corruption dans les institutions publiques et 10% dans le secteur privé. D’un autre côté, il est possible d’améliorer l’article 120 du Code de procédure pénale qui date de 1983. Il faut qu’il y ait aussi des textes juridiques qui protègent les dénonciateurs et prévoient des sanctions pour ceux qui ne dénoncent pas. Ce sont de grandes questions sur lesquelles il faudrait travailler.
Quels sont les véritables outils de prévention contre la corruption?
Si les choses restent comme elles sont, on court directement à la catastrophe. D’abord, nous avons un Etat affaibli, aussi bien sur le plan social, culturel, qu’économique. Je prends l’exemple de la Grèce avec laquelle nous avons plusieurs points en commun, la question de la dette, le déficit budgétaire… Or, elle a un atout très important pour s’en sortir, elle a l’appui de l’Union européenne; contrairement à nous qui ne devons compter que sur nos propres moyens. Et là je reviens sur la question de la dette. Nous empruntons des sommes colossales rien que pour payer les salaires des fonctionnaires, alors que cet emprunt devrait être consacré à l’investissement et au développement des régions. Il est urgent de nos jours d’instaurer l’Etat de droit et de faire appliquer la loi comme outil de prévention contre la corruption.
Sur un autre volet, le projet de loi relatif à la réconciliation économique et financière remis sur le tapis, qu’en pensez-vous?
Je pense qu’avant tout, il s’agit d’une décision politique qu’on veut intégrer sous une forme juridique. A mon avis, ce projet de loi est anticonstitutionnel parce qu’il ne respecte pas la Constitution tunisienne, encore moins le processus de la justice transitionnelle, ainsi que la convention des Nations unies que la Tunisie a adoptée. Quand on parle d’un Etat de droit, il se soumet lui-même à un régime de droit. Bref, il faut appliquer la loi pour sortir de la crise.