Nous dirigeons-nous vers la démocratie? Peut-on parler de réformes aujourd’hui? Ce sont des sujets que nous sommes amenés à aborder et des pistes de réflexion qu’a suivies un grand nombre de chercheurs en sciences politiques, durant les cinq dernières années. Nabil Smida, chercheur politique à l’Observatoire tunisien de la sécurité globale (OTSG), diplômé du cycle supérieur de l’ENA et ex-contrôleur général d’Etat, apporte son éclairage sur différents sujets qui traversent la société. Interview :
– Quel bilan peut-on dresser de la transition démocratique, mais aussi de cette élite politique post-2011?
Le bilan est positif pour la simple raison qu’on a assuré une certaine continuité de l’Etat ainsi que de notre mode de vie. Je dirais même que le cas de la Tunisie est un cas unique, contrairement à d’autres pays qui ont connu des soulèvements comme le nôtre car nous sommes passés d’un régime présidentiel à un régime semi-parlementaire.
Un autre élément, la dynamique politique qui s’est enclenchée après Ben Ali, est positive. Nous faisons face à un nouveau paysage politique pluraliste avec des refoulés, des opprimés politiques et l’islam politique. En faisant une lecture de la société, nous trouvons une voie moderniste de la société et une autre plutôt conservatrice. Il en résulte un mixage entre les deux. J’ajouterais une troisième voie politique qui peut marier la modernité qui n’est pas en conflit avec la religion musulmane et la tradition tunisienne.
Si on remonte un peu loin, il y a trois ans de cela, la coalition entre les deux cheikhs, même s’il s’agissait d’une formule un peu forcée sur le plan international, a poussé vers le rapprochement et c’était de bonne guerre et tant mieux. Cette rencontre a induit l’apaisement de la violence. On a évité la guerre civile. Cela dit, nous sommes dans une phase trouble, les menaces terroristes sont encore importantes venant de Daech ou d’autres.
– Depuis le 14 janvier, le pays a connu une vague d’agitation sociale, une jeunesse laissée pour compte, le chômage est reparti à la hausse. Plus de cinq ans après, la question sociale est toujours négligée. Comment l’expliquez-vous?
L’essence de la révolution tunisienne est à la fois démocratique et sociale. Jusqu’à maintenant, nous avons uniquement traité de la réponse politique, alors que nous aurions pu accorder plus de priorité à la question sociale, le développement du projet économique, social et politique.
En ce moment, nous perdons du temps et de l’énergie, car notre classe politique est non seulement opportuniste, mais elle est aussi en panne, avec une absence de vision sur le plan économique et social. Réellement, il nous manque un leadership politique. Quand je dis un leadership, ce n’est pas en termes de personne mais de vision, c’est-à-dire qu’il faut engager le pays dans une autre perspective, savoir comment parler au peuple et gérer une situation de crise. Ce qu’a proposé le président de la République, à travers le gouvernement d’union nationale, était une solution appropriée à une situation de crise. Il voulait initier un renouvellement de la scène politique. Il a voulu donner un nouveau souffle à l’action gouvernementale, même si les avis divergent sur le plan institutionnel de savoir s’il en a le droit ou pas. De même de la désignation d’Habib Essid, qui n’était pas issu du parti vainqueur, mais était un haut fonctionnaire de l’Etat, choisi à titre individuel par BCE, dans une logique non partisane.
– N’est-il pas un peu tard pour choisir un nouveau chef de gouvernement issu du parti vainqueur des élections 2014, deux ans après?
Ce ne sont que des appréciations politiques. Avec Habib Essid on a eu un bilan positif, on a essayé de protéger l’Etat des logiques partisanes, de bénéficier de l’expertise et de l’expérience d’Habib Essid en tant qu’homme de terrain qui connaît les rouages de l’administration. C’est un homme qui sait comment fonctionne l’Etat, c’est un homme modeste avec beaucoup de qualités. Son seul défaut, c’est qu’il ne s’est pas dépassé pour devenir un communicateur; il aurait pu jouer une partition partisane aussi. Or, la tactique de BCE est à usage déterminé : il mise sur un gouvernement qui subira des chocs, sachant que chaque gouvernement a une certaine quantité d’énergie en réserve. Une fois utilisée, on la remplace, un peu comme un coach dans un match qui connaît les limites de ses joueurs.
– Est-il possible de connaître l’après-Chahed?
Fort possible, mais cela dépend de la capacité du gouvernement sur sa manière de convaincre, à trouver des solutions, à apaiser les tensions sociales. Personnellement, je ne suis pas optimiste sur l’efficacité du gouvernement Chahed en termes de capacité et de résorption des chocs. Il faut savoir parler aux gens pour les faire rêver, leur dire la vérité, les mots sont importants dans le comment faire et la dynamique à enclencher.
– Pendant des décennies le système était verrouillé par le parti unique mais les compétences étaient choisies dans différents secteurs d’activité (anciens de l’ENA, armée…), maintenant c’est le système des quotas qui prime, comment l’expliquez-vous?
Durant les cinquante dernières années, on avait un système politique verrouillé sur un plan purement politique, celui de la présidence, mais le reste n’était pas verrouillé. Il y avait une politique d’écrémage d’universitaires, d’intellectuels, d’ingénieurs, de hauts fonctionnaires, etc., mais l’initiative politique était fermée. Ils n’avaient pas trop de marge, ils étaient juste des gestionnaires qui faisaient tourner la machine. Et leur évaluation se basait sur deux points : leur fidélité à Ben Ali et leur capacité à gérer les crises. Actuellement, nous sommes face à des recommandations politiques d’apprentissage et au jeu des partis, un jeu pervers.
Le bilan des partis politiques est faible. Historiquement, ils n’ont pas pu se construire et les compétences existent dans la société civile et non dans les partis. Il nous faut du temps pour que les partis politiques puissent se construire ou avoir une nouvelle logique. Cette unité nationale veut dire que l’on sort de la logique des partis pour s’adresser à la société avec toutes ses composantes. Voilà le message qu’auraient dû recevoir les Tunisiens dès le départ.
– Quels sont les défis à relever pour le prochain gouvernement?
Les défis sécuritaires, la stabilité politique, le financement public doivent être les priorités du gouvernement. Il y a tout un volet économique où on n’arrive pas à se positionner. On a perdu du terrain sur les plans de la compétitivité, de la productivité, du tourisme, de l’exportation de matières premières. Il suffit de citer le cas du phosphate, dont la situation reste bloquée.
– Comment résoudre le cas du phosphate?
Il faut du courage politique et des gens qui savent négocier et prendre des décisions, car c’est une priorité de faire redémarrer la machine. Il faut des négociateurs qui savent quand lâcher du lest et avoir un retour sur la situation. Aujourd’hui, le problème est que nous avons des négociateurs et des partis faibles.
– Quelles sont les mesures à court, moyen et long terme pour remonter le moral des Tunisiens?
Il faut un bon discours politique, modeste et réaliste pour dire la vérité. Je souhaite qu’il ait cette capacité, mais je n’en suis pas sûr parce que le chef du gouvernement n’a pas une grande carrière politique. Mais si j’ai un conseil à donner, ce serait celui d’initier un nouveau discours qui sache ouvrir des perspectives. Nous avons tout ce qu’il faut, en termes de compétences, mais il manque juste le chef d’orchestre capable de gérer les crises et qui sache valoriser.
– Dans la lutte contre la corruption, comment envisagez-vous la démarche de Youssef Chahed?
Franchement, la corruption n’est pas le propre de la Tunisie bien que je ne nie pas son existence. Nous avons un phénomène de petite corruption qu’il faudrait traiter d’une manière concrète. Il y a plus de corruption au Maroc et en Algérie qu’en Tunisie. Je pense qu’on se trompe de cible et de discours politique.
Quand on généralise la corruption, on ne fait que protéger les corrompus. C’est pour cela qu’il faut un discours ciblé pour savoir de qui l’on parle, comment et par quels moyens lutter. Or je déplore que certaines personnalités utilisent ce phénomène comme un fonds de commerce politique, loin de la réalité. Comme ce fut le cas de l’Instance nationale de lutte contre la corruption qui avait déclaré que 25% des marchés publics étaient corrompus, ce qui est faux. En tant qu’ex contrôleur d’Etat, je peux affirmer qu’aucun PDG ne peut signer un marché tout seul. Mais il y a tout un processus dans lequel il peut y avoir des lacunes, de l’incompétence, des mauvais choix. Je dirais même que la corruption dans le secteur privé est plus forte que dans le secteur public. Comme dans tous les pays démocratiques, il faut la soigner par un Etat de droit, des mesures et des procédures modernes, et la combattre par des valeurs, l’exemplarité.
Aujourd’hui, nous avons des réformes qui datent du XIXe siècle, il s’agit donc d’inventer de nouvelles mesures. A titre d’exemple citons l’administration électronique dont le rôle est de faciliter les démarches du citoyen.
– Que pensez-vous du grand bouleversement gouvernemental qu’a vécu la Tunisie? (sept chefs de gouvernement en cinq ans)
Le gouvernement de la Troïka était un gouvernement d’amateurs. Son intention était de changer le système politique de la Tunisie, cela exprime un peu la méconnaissance de la réalité du pays. Par son laxisme, la Troika est responsable de ce qu’on vit actuellement, le terrorisme, les assassinats d’hommes politiques.
Le gouvernement de Mehdi Jomaa a voulu en revanche moderniser un peu l’administration. Son diagnostic était bon, mais la méthode utilisée reste critiquable.
Le gouvernement Essid a géré une situation qui perdurait depuis fort longtemps. Or quand on veut réformer, il faut qu’il y ait un projet préétabli, une conception et du courage politique. Les réformes doivent être rapides à faire sortir un peu du conservatisme, à débureaucratiser l’administration. Nous avons besoin d’une nouvelle politique de la ville, notamment de la ville de Tunis, car on a besoin de renouvellement. Il faudrait intégrer des quartiers et faire un plan d’aménagement du lac Sejoumi comme on l’a fait pour les Berges du lac, en requalifiant en zone urbaine des quartiers avoisinants.
C’est à travers la culture qu’on peut défier le terrorisme et la radicalisation des jeunes, leur donner un espoir. L’ex siège du RCD pourrait servir de maison culturelle internationale. On pourrait construire des piscines olympiques à Sbeitla ou Kasserine, créer des parcs nationaux naturels, la démocratie nécessite des structures fortes.
La liberté toute seule ne fonctionne pas, elle a besoin de discipline, d’effort collectif et de leaders politiques et sociaux. En somme, il faut un sursaut national pour sauver notre pays.