Si un nouveau remaniement gouvernemental semble imminent en Tunisie, l’exécutif semble « donner du temps au temps », pour reprendre la citation de Miguel de Cervantès (« Don Quichotte, II »). Au-delà des raisons contextuelles qui expliquent l’absence de prise de décision en la matière, cette position traduit aussi une volonté de maîtriser l’agenda politique et de ne pas se laisser imposer la « tyrannie de l’instant » si caractéristique de la société moderne.
Une marque de souveraineté parfois mal comprise par les acteurs d’’une époque précisément marquée par une évolution radicale du rapport au temps et soumise à l’emprise de « la dictature de l’urgence ». C’est elle qui nourrit en partie l’instabilité gouvernementale qui caractérise la période de transition démocratique en Tunisie.
Les données statistiques sont parlantes : durant l’ère politique de Bourguiba, qui a duré 30 ans (de 1957 à 1987), il y a eu cinq Premiers ministres, soit en moyenne un changement de gouvernement tous les 6 ans ; durant le régime de Ben Ali (de 1987 à 2011), il y a eu trois Premiers ministres, soit un changement de gouvernement tous les 7 ans.
Depuis 2011, c’est-à-dire depuis 6 ans, il y a eu pas moins de 9 Premiers ministres, soit près d’un changement de gouvernement tous les 6 mois.
Or l’instabilité gouvernementale et le turn-over ministériel trop important n’est guère favorable à l’inscription dans la durée des politiques menées et peut, de surcroît, alimenter l’instabilité législative ou réglementaire. De plus, l’instabilité gouvernementale a un impact direct sur l’économie nationale, en ce sens qu’elle pèse sur la visibilité et la confiance des investisseurs potentiels.
La relation entre la stabilité politique et la croissance du produit intérieur brut (PIB) par habitant a été établie par les travaux des professeurs Alberto Alesina, Sule Özler, Nouriel Roubini et Phillip Swagel co-auteurs de l’article intitulé « Political Instability and Economic Growth» publié dans le Journal of Economic Growth, en juin 1996.
Selon les conclusions de l’étude des données recueillies à partir d’un ensemble de 113 pays, sur une période allant de 1950 à 1982, ils estiment en effet que les pays qui présentent une probabilité élevée d’effondrement gouvernemental réalisent un taux de croissance économique faible.
L’instabilité politique sape la croissance économique parce qu’elle aggrave l’incertitude politique qui, en conséquence, influe négativement sur la capacité décisionnelle des variables économiques comme l’épargne et l’investissement. Une probabilité élevée de changement gouvernemental implique une incertitude sur les politiques publiques suivies dans l’avenir.
Il convient néanmoins de relativiser cette équation. Ainsi l’instabilité gouvernementale, caractéristique de la IVe République en France (1946-1958), n’a pas empêché la reconstruction du pays après la Seconde Guerre mondiale. Du reste, ce pays souvent présenté en exemple en matière de stabilité politique depuis l’avènement de la Ve République, n’échappe pas à l’instabilité gouvernementale et ministérielle.
En France, au-delà du traditionnel discours sur la « stabilité gouvernementale » restaurée en 1958, l’exercice du pouvoir est, lui aussi, marqué par une certaine instabilité – qui ne s’épuise pas dans l’instabilité législative souvent dénoncée ces dernières années.
En effet, louer sans nuances la « stabilité gouvernementale » apportée par la Constitution de 1958 conduit à masquer la persistance d’un phénomène d’instabilité qui prend la forme de changements réguliers de ministres. Ainsi, derrière la « stabilité gouvernementale » de la Ve République, il semble au contraire que cette notion ne soit plus adaptée à la situation actuelle marquée par l’insécurité du personnel gouvernemental et l’irrégularité frappante de la durée d’exercice du pouvoir.
Dans le même temps, l’instabilité affectant les institutions de la Ve République ne peut être appréhendée sous le seul angle de l’insécurité pesant sur l’action gouvernementale : elle constitue aussi un témoin des facultés d’adaptation des institutions à l’évolution des variables politiques. Le phénomène Macron en témoigne…