L’élection présidentielle du 8 août dernier au Kenya et ses développements ultérieurs ont provoqué un séisme politique non seulement dans le pays concerné, mais dans tout le continent africain. Cette élection qui a opposé le président sortant, Uhuru Kenyatta et son principal opposant, Raila Odinga, a abouti à la victoire du premier que le second a contestée, dénonçant «une fraude d’une gravité monumentale».
La Cour suprême, sollicitée à se prononcer sur le différend qui oppose le président élu et l’opposant contestataire, a décidé le 31 août l’annulation de l’élection et la tenue d’un nouveau scrutin dans un délai de 60 jours. Cette décision inédite a eu l’effet d’un séisme majeur dont les réverbérations continuent de se faire sentir dans pratiquement toute l’Afrique.
La surprise est d’autant plus monumentale que depuis l’accès à l’indépendance des pays africains, il y a plus d’un demi-siècle, aucune élection n’a jamais été annulée et aucune cour de justice n’a jamais osé croiser le fer avec un chef d’Etat élu. La Cour suprême kenyane n’a pas encore rendu publiques les raisons qui l’ont poussée à prendre cette décision historique, mais il est clair que le principal motif a peu de chances d’être rendu public, puisqu’il est de nature politique et non juridique.
En effet, selon beaucoup d’observateurs, la raison fondamentale qui explique l’annulation de l’élection, c’est d’éviter les massacres interethniques qui avaient suivi l’élection présidentielle de 2007. Plus d’un millier de morts avaient alors été dénombrés. Le scrutin qui avait opposé à l’époque Mwai Kibaki et Raila Odinga avait abouti à la courte victoire du premier que le second a contestée, déclenchant ainsi des troubles ethniques sanglants.
En fait, l’intense rivalité qui oppose l’actuel président Uhuru Kenyatta au chef du parti démocratique orange, Raila Odinga, n’est que la poursuite de la longue rivalité qui avait opposé leurs pères, Jomo Kenyatta et Oginga Odinga et leurs ethnies respectives, les Kikuyu et les Luo. Le père Kenyatta, un milicien Mau Mau, avait combattu le colonialisme britannique côte à côte avec son compagnon d’armes le père Odinga.
Avec l’indépendance, Jomo Kenyatta devint président et Oginga Odinga vice-président. Les divergences idéologiques entre les deux hommes (Kenyatta était proche de l’Occident capitaliste et Odinga proche de l’URSS et de la Chine maoïste) étaient grandes et la rupture inévitable. Depuis, la rivalité pour le pouvoir entre les familles Kenyatta et Odinga et les ethnies Kikuyu et Luo n’a jamais cessé. Hier comme aujourd’hui, les Kenyatta sont perçus par la majorité des Kenyans comme les représentants du capital et de la classe des affaires et des entrepreneurs, et les Odinga comme les représentants des masses démunies.
Il est hautement probable que si la Cour suprême n’est pas intervenue pour annuler l’élection du 8 août, les violences interethniques se seraient déclenchées avec plus d’intensité qu’en 2007, tant les frustrations et les rancœurs sont fortes parmi les millions de supporters de Raila Odinga.
Nul ne peut dire avec certitude si, en décidant d’annuler l’élection, la Cour suprême kenyane a résolu le problème politique kenyan ou l’a aggravé. Qu’en sera-t-il dans 60 jours si, encore une fois, le perdant conteste les résultats de l’élection? Sans parler des problèmes logistiques et financiers que posera pour l’Etat kenyan l’organisation d’un second scrutin national en l’espace de quelques semaines, l’une des questions épineuses qui se pose est comment sera résolue la question du Haut Comité chargé d’organiser les élections dont l’opposant Raila Odinga exige la refonte totale et que le président Uhuru Kenyatta veut maintenir avec sa composition actuelle?
Les citoyens kenyans sont tiraillés entre le sentiment de fierté d’appartenir au premier pays d’Afrique à avoir annulé une élection remportée par un président en exercice et l’inquiétude qu’une nouvelle contestation des résultats par le perdant du prochain scrutin ne mette le feu aux poudres et n’ouvre la voie à une nouvelle flambée de violence semblable à celle de 2007.
Dans les autres pays africains, les classes dirigeantes suivent avec inquiétude et appréhension les conséquences de la décision de la Cour suprême kenyane. Les risques de contagion sont bien réels et les opposants aux régimes en place vont sûrement être fortement encouragés par l’exemple kenyan. Une chose est certaine : on assistera dans les années à venir à une intensification dans la contestation des résultats électoraux et au recours de plus en plus fréquent à la justice, notamment quand l’écart des voix séparant les candidats n’est pas important. Une chose est certaine aussi : les présidents africains désirant s’éterniser au pouvoir auront de plus en plus de scrupules à recourir aux révisions constitutionnelles, un mécanisme simple qui permet de surmonter les obstacles liés à l’âge ou au nombre de mandats.