Mieux saisir l’impôt pour mieux accepter de le payer, tel est le sens du récent débat organisé par l’Association tunisienne des économistes (ASECTU) sur le concept de justice fiscale en Tunisie. L’initiative est salutaire, tant le citoyen comme l’Etat tunisien demeurent confrontés à une sorte d’équation dont ils sont encore loin d’avoir trouvé la solution.
D’un côté, l’article 10 de la Constitution dispose que « L’acquittement de l’impôt et la contribution aux charges publiques, conformément à un système juste et équitable, constituent un devoir » ; de l’autre, la complexité et l’opacité du système fiscal nourrissent la fraude et l’évasion fiscale.
Sorte d’aveu politique de l’incapacité à trouver une solution à l’équation, le projet de la loi de finances 2018 prévoit simplement l’augmentation de l’amende pour ceux qui omettent de payer l’impôt dans les délais prescrits…
En attendant la grande réforme fiscale toujours annoncée, mais jamais adoptée, l’Etat se doit de faire la « pédagogie de l’impôt ». Confrontée à une contestation lancinante qui va au-delà de considérations techniques attachées à tout système fiscal, la question de l’impôt est aussi d’ordre philosophique et idéologique.
Un instrument essentiel de financement
Défini juridiquement comme un prélèvement obligatoire requis des particuliers (personnes physiques et morales), l’impôt revêt un statut formel et symbolique particulier dans la relation entre l’individu, la société et l’Etat. Son paiement est un devoir civique et une obligation constitutionnelle définis comme une « contribution commune » proportionnée aux capacités de chacun. Il n’empêche, le paiement de l’impôt suppose, pour le citoyen moyen, de pouvoir trouver l’effet de cet impôt dans le prix, la qualité et la disponibilité des biens, services et prestations, que doit fournir l’Etat à ses citoyens.
Mais au vu du manque, sinon du délabrement, de l’infrastructure dans le pays, en routes, systèmes de santé, environnement et opportunités d’emplois, il est loin de justifier l’impôt requis du citoyen, toutes catégories confondues. Au regard de ce constat de l’état délabré des infrastructures, en hôpitaux, écoles, routes, villes et autres services, sans compter l’incapacité du schéma de développement que continue à suivre le gouvernement, on ne s’empêcherait pas de comprendre que le citoyen tunisien soit devenu Poujadiste.
La question de la fiscalité se pose dès l’origine de l’État moderne : c’est en disposant du monopole de la contrainte fiscale et militaire que le pouvoir s’incarne dans l’État (J.-Ph. Genet, 2013). De même que la levée de l’impôt a permis l’État, la « guerre a fait l’État » (Ch. Tilly, 1975).
Ressource essentielle de l’action publique, l’impôt s’est imposé comme un instrument essentiel de financement de son fonctionnement et de son intervention économique (en faveur de l’emploi via l’exonération pour certaines entreprises, en faveur de la consommation, de l’épargne, de l’investissement, etc.) et sociale (choix de la nature et de la « progressivité » de l’imposition, redistribution via le financement de dépenses en faveur de la lutte contre la pauvreté, financement des biens et services, etc.).
C’est avec le développement des activités et missions étatiques – et le passage de l’État gendarme à l’État providence – que la fiscalité en général et l’impôt en particulier se sont imposés comme des instruments de l’interventionnisme étatique.
Les théories développées par Keynes justifient l’utilisation des différents canaux des finances publiques et admettent l’idée d’un déficit public destiné à la relance de la croissance économique. Le déficit public permet de réduire le chômage : augmentation des dépenses publiques et extension de leurs domaines d’intervention (Sécurité sociale, assurance chômage, etc.) ; rôle redistributif et incitatif de la politique fiscale (impôts progressifs par exemple) ; conséquences favorables du déficit et de l’emprunt public sur la croissance économique et le système financier.
En période de crise, une hausse des dépenses publiques, même non financée par les ressources courantes, vient soutenir le pouvoir d’achat des consommateurs et la demande s’adressant aux entreprises.
Un des piliers de la pensée libérale
Avec l’affirmation de l’État-providence au sortir de la Première Guerre mondiale, les États n’hésitent plus à recourir à l’instrument fiscal au-delà de sa fonction classique de couverture des dépenses publiques, pour mener les politiques publiques et atteindre les objectifs économiques, sociaux, culturels et environnementaux. La nature et le degré de cet interventionnisme fiscal – essentiellement au moyen de l’impôt – varient selon les États.
Ainsi, le recours à l’instrument fiscal peut viser une finalité essentiellement économique (pays en voie de développement) ou plus diffuse (pays industrialisés). Aussi emprunte-t-il diverses formes : les « dépenses fiscales » (variables suivant les systèmes d’imposition des États), telles que les exonérations ou les déductions ou les abattements fiscaux ; mais aussi la pénalisation de certains produits ou activités.
L’accroissement des missions de l’État induit mécaniquement l’accroissement des charges (outre le fonctionnement de l’État, s’ajoutent alors des catégories de dépenses nouvelles : les subventions et les investissements), le volume et la répartition des dépenses publiques devenant un élément constitutif de l’équilibre économique.
L’interventionnisme fiscal de l’État ne va pas de soi. Si les anarcho-capitalistes américains du XIXe siècle assimilaient l’impôt à un « vol », la critique de l’usage extensif de cet outil fiscal est l’un des piliers de la pensée libérale. Dans son dernier ouvrage, La Philosophie de l’impôt (PUF, 2017), Philippe Nemo questionne à travers un prisme libéral, la nature et fonction de l’impôt, pour mieux en critiquer toute vocation redistributive.
C’est le principe même de l’impôt progressif (introduit en France au début du XXe siècle) qui est mis en cause, car il aurait dépassé un seuil raisonnable. L’interventionnisme fiscal de l’État et les politiques fiscales consistant à augmenter les impôts au-delà d’un certain taux de prélèvement sont d’ailleurs au cœur des travaux de l’économiste Arthur Laffer.
Résumée par la formule « Trop d’impôt tue l’impôt », la « courbe de Laffer » repose sur le paradoxe présumé de la fiscalité : dès lors qu’il dépasse un certain seuil, l’impôt saperait l’économie de marché et le système fiscal dans son entier… Un argument de poids dans l’actuelle contestation du système fiscal tunisien.
Reste que le mal qui frappe ce dernier est structurel et ne saurait se résumer à un problème de seuil… C’est pourquoi il mériterait un débat national.