Rarement projet de budget et de Loi de finances aura provoqué autant d’hostilités chez les uns, de refus, de dénégations chez les autres et d’appréhensions pour tous. Rarement il aura été si clivant, alors que par nature, les dépenses de l’Etat et la collecte des impôts à cet effet devraient à chaque exercice budgétaire relancer le pacte de croissance et renforcer le sentiment d’apaisement et de solidarité nationale.
Peine perdue … à en juger par les controverses et polémiques au sujet du projet de budget 2018. Fort heureusement, c’est le Président de la République Béji Caïd Essebsi qui s’en est chargé hors de la tyranie des chiffres. Il s’est fait lui-même, du début à la fin, l’auteur et l’architecte de la réconciliation nationale. Les juges de l’instance chargée de la constitutionnalité des lois n’ayant pu se départager, il revenait au Chef de l’Etat de trancher. Ce qu’il fit à la manière des sages de ce monde.
La loi de réconciliation nationale voit enfin le jour. Elle fait du coup basculer le pays, saisi par ses démons de toujours, de l’agitation à la raison. C’était sa loi, bien qu’elle fût largement amendée par l’ARP. Il la voulait. Il tenait à ce qu’elle soit proclamée. Moins pour savourer une victoire personnelle que pour faire accéder ce pays au panthéon de l’histoire.
Cette loi, que des irréductibles, au nom d’on ne sait quelle déraison, contestaient et combattaient à la manière pitoyable des apôtres de l’Inquisition du Moyen-âge, donne pourtant toute sa grandeur et sa noblesse à la révolution de décembre 2010-janvier 2011. Celle-ci, sans réconciliation nationale ne serait, en vérité, que la face cachée d’une dictature qui se profile à l’horizon. L’économie ne peut prospérer sur les débris des rancoeurs, des règlements de comptes et du déni du droit. Pas plus d’ailleurs que la démocratie. Le monde qui nous regarde, nous observe et nous déchiffre sait désormais ce que le printemps démocratique tunisien veut dire. Il ne sera pas loin de penser que, désormais, le redressement de l’économie est possible, que l’avenir nous appartient et que ce pays est enfin maître de son destin.
La proclamation de la loi de réconciliation nationale est tout autant révolutionnaire que l’avait été le mouvement de contestation et de révolte, il y a sept ans. Ceux qui paraissent redouter, non sans arrière-pensée, une quelconque restauration se trompent lourdement. Cette loi n’a pas vocation à restaurer l’ancien système ou l’ancien monde, elle déleste et expurge le pays d’affrontements ravageurs et du legs du passé pour lui donner toutes ses chances d’exister et de s’affirmer dans le monde en devenir. Les promesses de liberté, de justice, de dignité et de progrès retrouvent tout leur sens.
Sept ans d’atermoiements, – un éternité dans la vie des nations – de tiraillements partisans, de guerres politiques et de tensions sociales sur fond d’instabilité et de terrorisme, aux origines identifiées, ont abîmé notre rang et notre statut de pays pré-émergent, entamé notre envie d’investir, d’innover et de produire. Nous avons été réduits et contraints à la mendicité internationale. Ceux qui, par idéologie, par volonté délibérée de détruire l’Etat et l’édifice républicain n’avaient de cesse de vouloir jeter le bébé avec l’eau du bain, auront tout de même réussi à noircir le tableau, même s’ils ont échoué dans leur entreprise de démolition. Preuve si besoin est : la saleté a envahi nos villes et nos villages à la vitesse avec laquelle se propage l’inflation, se creusent les déficits et se déprécie le dinar. La dette explose sans que cela profite à l’investissement, privé de visibilité et d’horizon. On tremble à l’idée de prendre en otage les générations futures qui paieront pour nos fautes, nos errances et les défaillances de notre mode de gouvernance.
Ce pays, jadis si ouvert et si tolérant même dans l’adversité, découvre avec stupeur et indignation l’irruption du sentiment d’exclusion et d’intolérance. Il vit désormais dans la peur de transgresser de nouveaux codes d’un autre âge, dont personne ne parle, mais qui s’installent et s’incrustent insidieusement. On ne compte plus le nombre de mosquées hors contrôle qui prêchent la haine d’autrui et sèment les germes de la division. A peine si la classe politique s’indigne, sans qu’elle proteste d’ailleurs, contre les atteintes aux libertés individuelles au motif de troubles de l’ordre religieux.
Les 209 partis répertoriés ou qui se considèrent comme tels doivent y prendre garde. Ils paieront cher demain leur indifférence et leur silence coupable d’aujourd’hui. Triste paradoxe, car ceux d’entre eux qui s’abritent derrière le paravent de l’hypocrisie sont ceux-là mêmes qui mènent la charge avec véhémence et ressentiment contre la loi de réconciliation nationale. Comme s’ils voulaient faire croire qu’ils sont au-dessus de tout soupçon, alors que beaucoup d’entre eux traînent un bilan désastreux de feu et de sang, qui a failli plonger le pays dans le chaos.
On ne remontera pas la pente, on ne sortira pas de l’ornière, on ne se libèrera jamais de cette gangue qui étouffe et paralyse la croissance et on ne pourra pas construire notre avenir dans un pays qui ne soit pas apaisé, réconcilié avec lui-même, avec ses problèmes et son passé. Dans cette vaste et difficile entreprise de reconstruction et de redressement national, on n’en aura pas assez de toutes les forces vives de la nation, sans exclusion ni exclusive. Celles qui étaient hier aux responsabilités et celles qui s’y préparent. Et c’est justice. L’histoire dira que l’initiative, le geste hautement symbolique du Chef de l’Etat, sa détermination à vouloir imprimer, graver dans le marbre la réconciliation nationale auront largement contribué à la grandeur de ce pays, aujourd’hui malmené, en mal de rebond, dégradé par les agences de notation, celles-là mêmes qui autrefois saluaient ses performances économiques et sa maîtrise des équilibres financiers.
Les sept dernières années, qui ont vu fleurir les libertés collectives, ont aussi provoqué une véritable saignée. Le prix de la transition démocratique ne saurait tout justifier. L’accélération de l’histoire s’y oppose. Le moindre retard, chaque recul, provoquent une dangereuse fracture dans le tissu social et entre les régions. En sept ans, l’écart s’est considérablement creusé avec nos principaux compétiteurs. Il n’y a déjà rien d’autre que la sueur et les larmes et un immense désir d’avenir pour renverser la tendance et résorber ce fossé. Demain, il faudra encore plus de sacrifices pour nous inscrire dans une logique de rattrapage.
Car il y a beaucoup à rattraper et à corriger. Et d’abord notre manière d’appréhender la valeur-travail et les nécessaires réformes structurelles, véritables serpents de mer dont tout le monde en parle mais personne ne les voit venir.
Pourtant les difficultés qui confinent à l’impossibilité dans lesquelles se trouve aujourd’hui le gouvernement pour préparer un projet de budget et de loi de finances qui tienne la route, qui fédère plus qu’il ne clive, qui réduise les inégalités plus qu’il ne les aggrave, qui relance l’économie plus qu’il ne l’expose aux risques de récession, qui rationalise les dépenses sans faire ressurgir le spectre de l’austérité, ces difficultés devraient l’inciter à plus d’audace. Les palliatifs, les solutions en demi-teinte, les demi-mesures ne feront que compliquer et aggraver la situation. C’est maintenant qu’il faut réformer. Nécessité fait loi. Il y a tout à gagner et peu de choses à perdre.
Principale pomme de discorde… la fiscalité. Tout le monde s’accorde à dire qu’il faut élargir l’assiette pour mieux répartir le fardeau. Il faut oser s’attaquer aux innombrables foyers de corruption, d’évasion et de fraude fiscale, comme le gouvernement, qui s’est qualifié lui-même de guerre, s’y est engagé. Oui, il ne faut pas hésiter à réduire les impôts pour les entreprises qui investissent et créent des emplois. Et à les augmenter pour les autres. La politique fiscale ne doit pas se limiter à collecter, quoi qu’il en coûte, les impôts pour financer d’hypothétiques dépenses non productives. Elle doit refléter les valeurs du pays et résoudre ses problèmes. Les politiques fiscales qui ont été déclinées jusque-là se suivent et se ressemblent, avec cette particularité d’éviter les réformes indispensables ; elles ont surtout réussi à provoquer une croissance exponentielle de la … dette.
Les réformes ? Que n’a-t-on dit à chaque fois de l’impérieuse nécessité de les engager en toute urgence ? Celles-ci diffèrent, mais le mobile est toujours le même : plus d’efficacité des politiques publiques, plus de solidarité, plus d’investissements, d’innovation et de création d’emplois. La Tunisie compte peu d’entreprises au regard de son potentiel de développement. Cela se voit et se mesure au nombre grandissant des chômeurs et de l’ampleur du déficit commercial. Il faut libérer la croissance, aujourd’hui plombée, inhibée par le poids et l’inefficacité du secteur public.
Le constat s’impose de lui-même : il faut moins d’Etat, là où sa présence n’est ni nécessaire, ni utile, ni performante, et sans doute mieux d’Etat, là où il doit assumer ses fonctions régaliennes. On doit traiter, combattre même à la racine les causes des déficits jumeaux et de l’endettement. Il est des dépenses publiques, des subventions à la consommation comme à la production qui ne se justifient plus. L’Etat n’a pas vocation à éponger les déficits, à entretenir les sureffectifs, l’inefficacité et la chute de la productivité d’entreprises qui ont, quant à elles, vocation à servir de vitrine d’excellence, de progrès économique et social. Il ne doit pas non plus perpétuer un mécanisme désuet de subventions, de dépenses de consommation qui accentuent les écarts entre riches et pauvres.
Il est possible, il est nécessaire d’imaginer une politique plus ciblée pour faire sortir de la précarité ceux qui sont au-dessous ou proches du seuil de pauvreté, tout en réduisant les dépenses de l’Etat. Qui ne peut non plus pérenniser, contre toute logique, un système de sécurité sociale et un régime de retraite inchangés depuis plus de cinquante ans. C’est d’une toute autre Tunisie qu’il s’agit aujourd’hui. Il est temps de remettre nos pendules à l’heure pour remettre à flot nos caisses sociales et ne pas condamner au rebut des actifs à 60 ans, quand l’espérance de vie a grimpé jusqu’à 74 ans et plus.
L’Etat lui-même doit s’imposer un régime minceur. Dans quel pays au monde les salaires de la fonction publique – sans qu’ils soient très élevés – atteignent quelque 50% du budget et près de 15% du PIB ? Cela revient à institutionnaliser l’irrationalité. Ce n’est pas de cette manière qu’on rendra hommage à la valeur travail. C’est même tout le contraire. On ne s’étonne plus alors de voir s’amonceler la montagne de la dette, on comprend mieux ainsi les raisons de la stagnation de l’investissement, de la chute de la productivité et au final, de l’explosion des inégalités.
Retour à la case départ et au projet de la loi de finances 2018. Il est peu probable et en tout cas, très difficile et peu évident de pouvoir, les choses étant ce qu’elles sont, allumer les moteurs de la croissance et résorber nos déficits. A moins de réconcilier le pays avec la politique fiscale en engageant dans l’immédiat les réformes qui s’imposent.