La corruption continue de gangrener l’appareil d’Etat et la société tunisienne elle-même. Les derniers classements de l’ONG anti-corruption Transparency International sur la perception de la corruption attestent du peu d’amélioration de la situation tunisienne.
Dernièrement, de l’aveu même d’un membre du gouvernement, le phénomène est encore prégnant. Dans une déclaration en marge de sa visite dans un entrepôt de stockage de médicaments au Bardo, le ministre de la Santé, Imed Hammami, vient de reconnaître en effet l’existence de dossiers de corruption au sein du ministère. Il y aurait notamment un trafic de médicaments (y compris de médicaments périmés).
Ce genre de scandale nourrit le désenchantement démocratique vécu par le peuple tunisien. Faut-il le rappeler, la dénonciation de la corruption a été l’une des sources des soulèvements populaires qui ont traversé le monde arabe contre des régimes discrédités par la captation, l’appropriation ou la patrimonialisation du pouvoir économique, par deux clans familiaux… Une corruption et une prédation structurelles synonymes déjà de mauvaise gouvernance sur les plans politique et administratif et de frein au développement économique et social.
Le coût de la corruption a longtemps été minoré sous l’influence de certains courants de pensée économique suivant lesquels la corruption est ambivalente dans son rapport au bien commun ou à la chose publique : si elle peut avoir des effets négatifs dans la mesure où les ressources de l’Etat se trouvent accaparées à des fins privées, elle aboutit aussi à une redistribution des richesses…
Lorsque la discussion sur l’analyse économique de la corruption est lancée dans les années 1960, des auteurs estiment que le non-respect des règles – en particulier en matière de marchés publics – peut être économiquement bénéfique, car il est plus efficace de contourner les contraintes imposées par une administration rigide que de s’y soumettre. Si cette vision confond causes et conséquences, Paolo Mauro est le premier à avoir entrepris de tester ce lien supposé entre corruption et croissance économique de manière empirique. Le politiste américain Robert Merton interprète ainsi la corruption municipale non comme un dysfonctionnement, mais comme une solution pragmatique aux défaillances des structures politico-administratives.
Au nom d’une logique de «bonne gouvernance» économique, la corruption est dorénavant combattue non parce qu’elle est moralement inconvenante, mais parce qu’elle est inefficiente économiquement et dangereuse pour les affaires. Ainsi, la Banque mondiale admet qu’en sapant la primauté du droit, la corruption représente «le plus grand obstacle au développement économique et au développement social»[1]. Selon les estimations de la Commission européenne, la corruption coûte 120 milliards d’euros par an à l’économie de l’UE, soit 1% de son PIB et un peu moins que le budget de l’Union.
Des études officielles de la Banque mondiale et de l’OCDE montrent que la corruption produit des effets négatifs sur une multitude de «canaux de croissance», tels que l’investissement, la concurrence, l’esprit d’entreprise, la redistribution des revenus ou les finances publiques. Elle affecte, en effet, simultanément le volume des dépenses et des recettes publiques. Non seulement les recettes fiscales baissent mécaniquement avec le développement d’une économie parallèle, mais la perception de la corruption des politiques affecte le consentement à l’impôt. Celui-ci est en effet conditionné par la confiance des citoyens dans leurs institutions.
Ce phénomène de défiance peut être accentué en temps de crise, lorsque les coûts/efforts (dont l’alourdissement des prélèvements fiscaux et sociaux) qu’elle suscite réduisent le niveau de tolérance des citoyens vis-à-vis des abus de pouvoir et de corruption des responsables politiques nationaux et locaux; les attentes des citoyens en matière d’égalité devant la loi, d’intégrité, de neutralité et de sens du bien commun sont plus fortes.
L’acceptation sociale des réformes initiées par les responsables politiques dépendrait en partie de la perception de leur caractère équitable ou juste. A l’inverse, le sentiment que certains sont avantagés de manière infondée ou illégitime par les mesures préconisées joue contre l’adhésion à la réforme.
En cela, la perception de la corruption politique est l’un des principaux indicateurs ou facteurs de la «crise démocratique». Il y a une corrélation entre la dégradation de la perception de la corruption des politiques, la perte de confiance envers le personnel politique et la chute de la participation électorale. La démultiplication des affaires politico-financières pèse sur la perception des responsables politiques et de la République dont ils sont censés incarner les principes et valeurs…
[1] Banque mondiale, Lutte contre la corruption, 2011 ; http://web.worldbank.org