Extraits de l’interview réalisée avec Omar Béhi, ministre du Commerce. L’intégralité de l’interview a été publiée sur les colonnes du n°738 de notre magazine (du 2 au 16 mai).
L’Economiste Maghrébin : s’agissant de l’ALECA, où en sont les négociations avec l’Union européenne ?
Omar Béhi : On parle encore à profusion de l’Accord de libre-échange de 1995 avec l’Union européenne et l’on continue à se demander si la Tunisie a été gagnante ou perdante. Pour moi, la Tunisie a été gagnante pour deux raisons. La première est qu’en 1994, le taux de couverture des importations par les exportations avec l’UE était de 75% contre 95% actuellement.
Deuxième raison, si nous comparons le tissu industriel d’avant et après 1995, force est de constater qu’il était embryonnaire. L’accord de 1995 a permis de faire la mise à niveau de notre tissu industriel, et là je pense que nous avons également réussi.
Actuellement, le débat sur l’ALECA n’est pas malheureusement un débat économique mais idéologique. Je viens de parler des résultats de l’Accord de 1995 et du développement de notre tissu industriel qui fonctionne bien et emploie beaucoup de monde. Notre économie dépend de l’industrie à hauteur de 34%. Cette dernière est en train de se développer et d’exporter vers les marchés les plus exigeants du monde comme l’UE. Et si nous avons pu exporter vers ce marché, nous avons pu a fortiori exporter vers l’Afrique. Je me dois d’insister pour dire que c’est la mise à niveau de notre industrie qui a permis à l’Accord de 1995 d’être une réussite. Globalement, cet accord a été bénéfique pour la Tunisie.
Ce que nous devons faire aujourd’hui, c’est réussir la mise à niveau de notre agriculture et de nos services. Et quand je parle de services, je parle aussi de circulation des hommes, notamment les professionnels. Ce sont des préalables fondamentaux sur lesquels nous devons travailler pour les faire aboutir.
C’est dans ces conditions que l’ALECA sera pour la Tunisie un accord intéressant. Cela dit, il nous faut trouver les fonds nécessaires pour la mise à niveau de notre agriculture qui doit se faire sur au moins une dizaine d’années et non du jour au lendemain. Donc, le démantèlement tarifaire doit se faire progressivement.
Il y a des choses sur lesquelles nous pouvons faire des concessions, mais il y en a d’autres aussi sur lesquelles nous devons être beaucoup plus exigeants. Par exemple, la carte commerçant peut être un très bon levier de négociations avec l’UE. Il y a des choses, et nous détenons cartes en main, que nous pouvons faire valoir pour avancer. Nous avons certes une marge de manoeuvre. Cela dit, la mise à niveau et la progressivité dans le démantèlement tarifaire sont incontournables.
L’UE est prête à avancer les fonds nécessaires pour la mise à niveau de notre agriculture et de nos services. Elle est prête à tenir compte aussi des dissymétries importantes qui existent entre nos deux économies.
Au vu de l’importance de cet accord, y a-t-il une instance au niveau du gouvernement qui s’occupe du dossier de l’ALECA, similaire à la cellule qui existait auprès du ministère des Affaires étrangères et qui a été la cheville ouvrière des négociations sur l’Accord de 1995.
La concertation entre les différents départements concernés est la règle. Nous négocions de concert avec tous les ministères sous l’égide du Chef du gouvernement.
Cela dit, ce qui est important dans les négociations sur l’ALECA, c’est d’atteindre un accord sur la durée, sur la quantité de produits à exporter et la qualité aussi. Nous avons en Tunisie des personnes compétentes pour mener à bien les négociations, mais il faut prendre le temps nécessaire. Parce que l’accord peut être signé mais l’échéancier de mise en pratique doit être étalé sur le temps. Sachant que l’accord de 1995 a nécessité 12 ans de négociations.
Pour le commerce extérieur, quels sont les secteurs en expansion et ceux qui régressent ?
Du 1er janvier au 20 avril 2018, les exportations ont augmenté de 33% et les importations de 20%. Mais même à dinar constant, selon les chiffres de l’INS, les exportations ont augmenté de 20% et les importations de 1 ou 2%. Nous avons enregistré une amélioration du taux de couverture des importations par les exportations qui est aujourd’hui autour de 75% et une baisse du déficit commercial de l’ordre de 6%. Le fait est que la dépréciation du dinar a profité aux exportations tout en dissuadant quelque peu les importations.
Maintenant quels sont les secteurs qui ont bien progressé en matière d’exportation ? Il y a les IME dont les exportations ont augmenté d’un milliard de dinars. Suivies de l’agroalimentaire dont les exportations ont progressé de 600 millions de dinars.
L’éclaircie est réelle malgré les fluctuations du prix du baril de pétrole qui en 2017 coûtait 55 dollars et actuellement 74 dollars, soit une hausse de 19 dollars par baril. Donc malgré la hausse du prix du pétrole et le renchérissement du coût de ses importations, nous avons réussi à améliorer notre taux de couverture. L’appareil productif s’est bien comporté.
Bien sûr, les défis sont encore énormes. D’ailleurs, si le secteur du phosphate avait repris normalement, on aurait eu un taux de couverture supérieur à 80%. Cela dit, les PME doivent exporter plus malgré les problèmes de financement.
Mais tout effort dans ce sens n’est-il pas entravé par les problèmes majeurs qui minent le port de Radès ?
Le climat social est actuellement meilleur que celui de l’année précédente. Depuis 2011, c’est la première fois que l’on entrevoit une possibilité de décollage et de sortie de crise.
Pour le port de Radès, il faut entamer un dialogue entre toutes les parties prenantes tout en procédant à des réformes approfondies. Dans ce sens, il y a un projet en cours avec la Banque mondiale visant à améliorer la rentabilité au sein du port de Radès.
Il y a, également, le problème des contrôles qui ralentissent le rythme de travail au port de Radès. Pourquoi le contrôle à l’exportation ne se fait-il pas sur place dans l’usine ? Cela nous ferait gagner beaucoup de temps.
De ce fait, il faut libérer les gens pour produire plus et, en même temps, libérer les quotas. La Tunisie est un petit marché qui ne peut absorber tout ce que le pays produit. La solution consiste, donc, en la libéralisation des quotas et dans la conquête de nouveaux marchés.
Mais avec la dépréciation du dinar, peut-on contrôler l’inflation ?
Concernant la dépréciation du dinar, c’est un peu l’histoire du serpent qui se mord la queue. Parce que lorsque le dinar perd beaucoup de sa valeur, l’importation se fera à des coûts très élevés et le volume de la dette augmente forcément.
Pour y faire face, nous sommes obligés d’augmenter les impôts et d’imposer de nouvelles taxes, ce qui entraînera nécessairement une augmentation des prix en plus de l’inflation importée. Par conséquent, il demeure difficile de contrôler l’inflation.
La seule solution réside dans la reprise de la croissance qui libérera la Tunisie de la contrainte d’augmenter les taxes. L’absorption des déficits ne peut se faire qu’avec l’augmentation du PIB, car quand ce dernier augmente en valeur absolue, le déficit va certainement diminuer. Oui, mais en attendant, une inflation à 7% constitue un problème majeur pour les Tunisiens…
Pour limiter les effets négatifs sur le consommateur, il faut que le marché soit bien approvisionné. A cet égard, nous sommes en train de programmer la production avec les ministères de l’Industrie et de l’Agriculture. Notre doctrine en la matière est bien établie, nous devrons recourir à l’importation chaque fois que la production nationale s’avère insuffisante. C’est le cas avec la viande par exemple. L’importation à raison de 5 containers par semaine est prévue pour bien approvisionner le marché et faire pression sur les prix.
C’est le cas, aussi, des pommes de terre qui, à un certain moment, ont atteint le prix incroyable de 1.700 D le kilo. On en a importé 5000 tonnes et du coup le prix du kilo a été ramené à 800 millimes.
Mais il ne faut pas abuser non plus de l’importation. Car à force de vouloir faire des pressions sur les prix, les producteurs vont être lésés et ne produiront plus avec pour conséquence de voir les prix grimper de nouveau et c’est le cercle infernal.
Il faut, donc, trouver le juste équilibre dans lequel le consommateur et le producteur y trouvent leurs comptes.