« Démocratie, décentralisation et développement », tel est le thème d’un débat organisé, dans le cadre des « Rencontres de Skifa Elkahla », par la Dynamique de Réflexion Economique de Mahdia (DREAM) qui a invité récemment Hédi Larbi, ancien ministre de l’Equipement et du développement durable, professeur à l’Université de Harvard et ancien Conseiller du vice-président de la Banque Mondiale. Synthèse…
Un processus démocratique doit être bien géré, organisé et structuré. Mais même avec cela, ses chances de réussite sont à peu près de 50%.
Qu’est-ce qu’un processus de démocratisation réussi ? Où sont les preuves ?
Des études montrent que les processus de démocratisation, qui ont eu lieu dans les 1970 dernières années, ont montré que 46% de ces processus ont réussi soit dès le début ou la deuxième fois. C’est-à-dire que 46% des cas ont échoué dans un premier temps ensuite ils ont réussi leur transition et sont revenus. Au bout de 20 ans, on obtient une démocratie dynamique qui fonctionne.
1/3 des pays qui ont engagé un processus de démocratisation ont vu le processus durer très longtemps. C’est ce qu’on appelle une démocratie incomplète. C’est le type de transition le plus à risque car dès qu’il dépasse les cinq ans, il entre dans un mode de fragilité institutionnelle, l’Etat s’affaiblit et il devient difficile de s’en sortir.
L’autre tiers ou un peu moins connaît un échec de la transition démocratique, mais réussit sur le plan économique. Le gouvernement dans ce cas gagne en légitimité, car la population soutient l’amélioration économique et sociale.
En Tunisie, nous sommes entre les deux dernières situations, cela fait plus de cinq ans que nous sommes entrés dans un processus de démocratisation qui reste inachevé. Dans ces conditions, l’on ne peut que s’interroger sur l’opportunité de la décision de décentralisation. Si l’on ne peut que déplorer l’affaiblissement manifeste au niveau central, peut-on espérer faire mieux au niveau local ? Est-ce que le local est la solution ?
La décentralisation ne fonctionne que si trois composantes fonctionnent, à savoir la décentralisation politique, la décentralisation administrative et la décentralisation fiscale. La décentralisation administrative est fondamentale. Les collectivités locales, à différents niveaux, doivent avoir l’autonomie nécessaire pour prendre des décisions en matière administrative. Il ne faut pas qu’il y ait des contraintes venant du régional ou du central car cela risquerait de limiter leur efficacité. La décentralisation fiscale est également absolument nécessaire. Il faut une autonomie au niveau de la fiscalité. Les collectivités locales doivent avoir la possibilité de gérer leurs affaires financières.
Pourquoi dans les régimes démocratiques la décentralisation était-elle une priorité ?
Du point de vue des économistes, la proximité immédiate entre le décideur et les citoyens peut permettre l’amélioration des services et contribuer ainsi au développement. A condition que celui qui décide connaisse les vrais besoins des citoyens. La gouvernance locale s’améliore énormément quand ces collectivités ont plus de légitimité, qui leur permettra l’indépendance dans la prise de décision car elles vont prendre des décisions.
Du côté politique, la gouvernance c’est d’abord la légitimité et cette légitimité ne peut se faire que par les élections.
Les institutionnalistes considèrent que pour gérer les affaires de la cité, pour avancer, pour faire du développement local, il faut des institutions qui soient capables de planifier, d’organiser et de gérer et cela doit se faire au niveau local.
Ainsi, la décentralisation devrait favoriser le développement économique local et améliorer les services publics (éducation, santé, électricité,…), conduire à une meilleure gestion, une meilleure gouvernance et à réduire la corruption.
Impact de la décentralisation sur les services, la gouvernance, la corruption et l’allocation des ressources
Il faut tout d’abord regarder et évaluer les expériences des autres pays. A partir de plusieurs études approfondies, nous pouvons voir que les résultats sont différents selon les régions.
En Amérique latine, il y a eu une décentralisation totale de l’éducation dans tous les pays, mais uniquement pour le primaire. Cette décentralisation concerne l’infrastructure et la gestion de la qualité de l’enseignement.
En Europe, il y a eu une décentralisation totale de l’éducation, y compris la gestion du corps enseignant.
Pour l’Amérique latine, l’éducation s’est dégradée partout sauf au Chili. En effet, ce pays a connu une très forte amélioration au niveau de l’éducation. La gestion de toute l’infrastructure du primaire s’est faite par le secteur privé. L’Etat s’est toujours occupé de la politique, du financement et du contrôle. Une agence d’évaluation de la qualité de l’enseignement a été créée et au bout de 15 ans, il y a eu un changement de 70% du corps enseignant.
Dans le reste de la région, cela a été un échec total. La Bolivie, l’Argentine et le Brésil ont fait du populisme en augmentant les salaires des enseignants, mais il n’y avait plus assez d’argent pour entretenir les écoles.
Au niveau de la santé de base, il n’y a pas de décentralisation. Mais si nous regardons les expériences, on voit qu’il y a eu une amélioration en Argentine, et une très forte dégradation dans le reste des pays. Le problème c’est qu’il n’y a pas eu de politique de santé publique.
Une question se pose aussi pour le cas tunisien : si au niveau central il n’y a pas de politique, comment les collectivités peuvent-elles avoir leurs propres politiques ?
Au niveau des services de base (collecte des déchets, assainissement, etc.), la situation est restée la même, pas beaucoup de changement.
Au niveau de la gouvernance, pas d’amélioration non plus, sauf un peu au Chili et en Argentine. Les villes ont vu la corruption augmenter de 70%.
En ce qui concerne la mobilisation des ressources, les autorités centrales n’ont pas donné assez d’autonomie dans la collecte des fonds.
En Afrique, la décentralisation n’a pas du tout marché. En Asie, il y a la Chine qui a connu de très bons résultats. L’autorité centrale avait une politique claire et a respecté ses engagements. Ce n’est pas le cas de l’Inde où la corruption a fortement augmenté.
L’Indonésie est un cas intéressant, car il y a une forte ressemblance avec la Tunisie en termes institutionnel. Deux ans après la décentralisation, 80% des collectivités locales ont fait faillite, elles ne pouvaient même plus payer les salaires. Les causes étaient la mauvaise gestion des ressources et une forte corruption. Il n’y avait pas de trace d’un tiers du budget. Malgré la corruption, aucun maire n’est allé en prison et pourtant les fraudes et violation étaient claires. L’impunité est la chose la plus terrible pour le fonctionnement d’un pays. Ce qui a conduit d’ailleurs, à la perte de confiance de la population. Les autorités sont ensuite passées à un autre système en changeant la loi, ce qui a mené à une réduction des responsabilités des communes et un contrôle central plus important. Après cette réforme, et une application de la loi, il y a eu des améliorations.
La décentralisation : merveille des réformes ?
L’évaluation a été faite uniquement pour les pays développés qui ont une démocratie bien enracinée et des institutions fortes, mais pas pour les pays en développement. On s’est donc basé sur une expérience très différente des pays en développement.
Les élus locaux ont une culture très différente de celle du centre. Ils sont beaucoup plus proches de la population. La participation de la population est aussi importante car elle doit exprimer ses besoins. Toutefois, Les mécanismes de participations n’ont jamais été conçus correctement, et c’est pour cette raison que la participation est restée faible.
La question n’a pas été assez approfondie et les expériences ont été mal étudiées. La décentralisation est une réforme très lourde qui nécessite un changement d’attitude au niveau central. Ce processus peut durer jusqu’à 15 ou 20 ans.
La décentralisation en Tunisie : opportunités et problèmes
Les élections organisées sont transparentes et démocratiques, c’est un grand pas. Nous avons des traditions de gestion des communes. En 1980, il y a eu le premier projet de développement municipal. En 1986, le deuxième et le troisième en 1992. Il y avait des projets exemplaires comme le fonds pour le financement des communes, une planification des investissements prioritaires, la formation de cadres, ingénieurs, urbanistes, … d’où l’amélioration du service local.
Aujourd’hui, la situation s’est détériorée. Pas d’urbaniste, et pourtant on fait du développement urbain, peu de spécialistes des finances locales, un gouvernement central faible avec une économie criblée de déficits (budgétaire, commercial, caisses sociales, …).
Au niveau du timing, le moment d’une réforme est fondamental, mais il ne faut pas que ce soit en période crise (sauf si ces réformes vont attaquer la crise).
Avec le nouveau Code des collectivités locales, la fonction de drainage dans les villes appartient maintenant aux municipalités. Or le drainage est plus coûteux que l’assainissement.
Parmi les décisions prises, c’est qu’au bout d’un certain nombre d’années que la masse salariale doit être inférieure à 50% du budget. Chose très difficile à réaliser. En effet, un ajustement qui n’a pas pu être fait au niveau centralnt est exigé pour les municipalités.
La décentralisation nécessite un apport important de l’Etat en transferts et autres. Toutefois, la situation financière du gouvernement ne permet pas d’assumer ses propres finances, comment va-t-il apporter ce financement aux collectivités ?
Dans tous les pays du monde qui ont décentralisé, ils ont réduit le nombre des municipalités, car il y a des dépenses supplémentaires et les coûts deviennent énormes. Or, en Tunisie nous avons créé 85 nouvelles municipalités dont la plupart sont rurales qui n’ont même pas d’équipe de gestion.
Ni la démocratie, ni la décentralisation n’apporte seules le développement économique et social. Elles le soutiennent, l’aident et le facilitent. Le développement économique et social dépend de la qualité des institutions. Il faut des institutions fonctionnelles, compétentes, qui font le nécessaire. De bonnes lois, de bonnes politiques et surtout une capacité de gestion de ces institutions.
Du côté de la décentralisation, Il n’y a pas de recette valable pour toutes les économies. Chaque économie a ses spécificités. Avant d’engager le processus de décentralisation, il faut choisir le bon timing, bien former les acteurs de la décentralisation et il faut que le décideur soit suffisamment crédible pour garantir l’adhésion de la population à ce processus et suffisamment fort (une forte légitimité) pour réussir à imposer les bonnes pratiques de gouvernance locale.
Un leadership politique et une redynamisation de la participation de la société civile sont nécessaires pour le cas de la Tunisie.