Plusieurs constitutionnalistes et partis politiques plaident pour l’amendement de la Constitution de 2014. Ils la tiennent pour responsable de la crise politique actuelle que traverse le pays. Le Coordinateur national du réseau Doustourna, Jaouher Ben Mbarek apporte un autre son de cloche. Pour lui, le 5ème anniversaire de la Constitution de 2014 mérite d’être fêté dignement.
La prise de position de notre invité est surprenante à plus d’un titre. D’abord, parce que plusieurs voix s’élèvent pour proposer la réforme de la Constitution comme seule solution à la crise politique. Ensuite, l’appel à la réforme de la Constitution ne date pas d’hier. Même lors de son élaboration, des observateurs appelaient déjà à son amendement. Enfin, il semble que Jaouher Ben Mbarek soit seul contre une majorité qui plaide pour la réforme de la Constitution. Cependant, cela ne l’empêche pas de jeter un regard critique sur la Constitution de 2014, cinq ans après son adoption.
Voici pourquoi nous devons fêter le cinquième anniversaire de la Constitution
« Oui il y a lieu de fêter le cinquième anniversaire de la Constitution », déclare notre invité. Pour lui, il s’agit d’une évidence surtout que la Tunisie fait partie des rares pays du monde arabe et du tiers monde ayant des traditions constitutionnalistes. C’est la première Constitution démocratique dans l’histoire de la Tunisie. Que ce soit pas rapport à son contenu qu’à celui de son élaboration, renchérit-il.
Il s’agit aussi d’une Constitution élaborée par une Assemblée élue, contrairement à celle de 1959 dont les députés étaient hétérogènes. Par ailleurs, l’Assemblée constituante qui a rédigé la Constitution de 2014 est bel et bien représentative du peuple tunisien. Elle est issue des premières élections libres dans l’histoire de la Tunisie. « Les élections de la première constituante de 1959 ont été contestées et il suffit de revenir aux archives de cette époque », lance-t-il.
La deuxième caractéristique de la Constitution de 2014, c’est qu’elle suit la dynamique sociale et civile qui a entouré sa rédaction, malgré la réticence des élus au début, d’après notre interlocuteur. Ainsi, tous ces éléments font que la Tunisie a eu un texte adopté à une majorité écrasante et large, issue d’un consensus.
Jaouher Ben Mbarek affirme que certains aspects des droits humains, droits publics et libertés individuelles sont les nouveaux arrivants sur la scène constitutionnelle. « Ces droits n’ont jamais été reconnus au peuple tunisien, notamment les droits socio-économiques depuis le 18ème siècle », dit-il. De même, il ne manque pas de relever une situation paradoxale. « Alors que la Constitution de 2014 a reconnu aux Tunisiens les droits socio-économiques, jamais ces droits n’ont été autant bafoués », s’indigne-t-il.
Cependant la Constitution ne manque pas de défaillances
Cette démarche participative et démocratique a provoqué un problème au niveau du texte de la Constitution, « car le consensus a finalement débouché sur un compromis qui a fait que le texte constitutionnel soit tombé dans des contradictions », fait-il remarquer.
Ces contradictions internes du texte de la Constitution apparaissent dans le premier et le second articles de la Constitution. En ce sens que si le premier article stipule que l’Islam est la religion de l’État tunisien, le second attribue à la Tunisie le statut d’État civil. « Cette formulation est symptomatique de la difficulté rencontrée pour trouver une formulation unique qui définisse clairement la nature de l’État tunisien et son rapport à la question identitaire, soit à la question de la souveraineté populaire », explique-t-il.
Ce n’est pas le seul paradoxe révèle notre interlocuteur. L’article 6 de la Constitution affirme à la fois que l’État est gardien de la religion et en même temps il garantit la liberté religieuse et de conscience en même temps. D’où la cacophonie dans les différentes interprétations de ces articles, qui a soulevé et soulève encore nombre de problèmes. L’exemple de la question de l’égalité dans héritage est édifiant, ajoute notre invité.
La situation se complique davantage bien évidemment en l’absence de la Cour constitutionnelle : « Car nous n’avons pas pour le moment une source officielle d’interprétation d’un texte constitutionnel bourré de contradictions », regrette-t-il. Il continue en rappelant que ces contradictions internes n’ont rien d’étonnant. Elles sont le pendant du compromis appelé consensus élaboré par les forces conservatrices et celles progressistes ».
Cela s’est traduit dans le régime politique : « Nous avons un Président élu au suffrage universel avec la légitimité élective et un gouvernement issu d’une majorité, elle-même élue au suffrage universel. C’était aussi un compromis entre des forces qui voulaient instaurer un système parlementaire et des forces qui voulaient un système présidentiel pur et dur. Le compromis a créé un régime politique hybride avec tous les problèmes de fonctionnement qu’on connaît aujourd’hui », continue-t-il. Ainsi la démarche participative et démocratique a une autre facette qui consiste en l’adoption d’un compromis illusoire qui a généré les contradictions constatées au sein du texte de la Constitution.
Réformer ? Mais sur quelle base et pourquoi ?
Réformer la Constitution actuellement est impossible techniquement, à cause de l’absence de la Cour constitutionnelle. Laquelle est seule habilitée à réviser la Constitution, le cas échéant.
Les systèmes politiques ne sont pas des systèmes sacrés, il est toujours possible de les réviser. « Mais nous avons besoin d’une évaluation scientifique et méthodologique de la Constitution, notamment parce qu’elle est très jeune ». Et de continuer : « Cela ne sert à rien de réviser la Constitution pour faire face à un problème alors qu’on n’a pas fait le bon diagnostic ». Le jeune constitutionnaliste affirme qu’à ce jour il n’existe aucune évaluation profonde et sage des défaillances fonctionnelles actuelles de la Constitution pour pouvoir faire des propositions concrètes et réformer.
Le temps est un facteur essentiel pour évaluer la Constitution. « L’expérience constitutionnelle, le temps des fonctionnements des institutions nous permettent d’avoir une évaluation objective de la Constitution tunisienne. Elle est très jeune et ne peut être évaluée maintenant », étaye-t-il.
Autre objection faite par notre invité : « On n’a pas complété le système constitutionnel. La Constitution est encore en chantier surtout que plusieurs instances constitutionnelles n’ont pas encore été instaurées », dit-il. A partir de ce constat, il affirme que réformer la Constitution c’est partir à l’aventure.
Le système politique n’est pas l’origine du mal
Jaouher Ben Mbarek affirme que depuis 2014, partant du même texte, la Tunisie a eu trois systèmes politiques différents. Il rappelle que suite à l’adoption de la loi, les constitutionnalistes ont affirmé qu’il s’agit d’un système mixte (semi-parlementaire / semi-présidentiel). Donc au début l’analyse théorique nous donne un système mixte.
Mais dans la pratique, affirme Jaouher Ben Mabrek, le système a fonctionné comme un système présidentiel. Trois ans après, avec le conflit politique déclenché au sein de Nidaa Tounes, le Chef du gouvernement a pris son autonomie et est devenu le chef de la majorité. « On est passé d’un système semi-parlementaire / semi-présidentiel, à un système présidentiel, puis à un système parlementaire. » « Donc si on veut réformer, lequel système va-t-on réformer ? », s’interroge-t-il.
Cela veut dire que le système politique est dynamique de manière permanente : « Théoriquement, nous n’avons pas un système figé et c’est le cas de tous les systèmes politiques. Le texte constitutionnel nous donne un schéma théorique mais la configuration pratique de ce système dépend de plusieurs autres facteurs qui sont en dehors du texte constitutionnel, à l’instar de la majorité parlementaire ». Pour lui, les alliances se font sur la base d’un programme unifié et non pas sur le nombre des députés, contrairement à ce qui se passe en Tunisie.
A tous ceux qui revendiquent le retour au régime présidentiel, notre invité répond : « Les constitutionnalistes qui revendiquent le retour au régime présidentiel ne sont que le porte-parole du Président de la République », accuse-t-il. Il affirme que ces constitutionnalistes « font de la propagande et ont une nostalgie centraliste. Ce sont des gens qui se sont habitués à fonctionner dans un système où il y a une concentration de pouvoir. Où un individu gère toutes les compétences, tous les pouvoirs et toutes les prises de décisions. »
« Je pense que BCE a évolué pendant toute sa vie politique dans un système pareil. Il n’arrive pas à intérioriser et assimiler la nouvelle donne, à savoir un système déconcentré où il y a un équilibre différent entre le pouvoir politique et le pouvoir législatif », conclut-il.
Ah, enfin une analyse intéressante et non polémique de cette constitution de 2014 ! Merci à vous pour cet article. Que vienne maintenant la Cour Constitutionnelle que l’actuel président aurait dû installer depuis plus de 4 ans… Il lui reste 11 mois pour le faire. On peut toujours rêver.