Quel bilan peut-on dresser cinq ans après la Constitution? Avons-nous fait le tour de la question? Salsabil Klibi, professeur de droit constitutionnel livre son point de vue. Interview.
Quel regard portez-vous sur la Constitution, cinq ans plus tard ?
La Constitution du 27 janvier 2014 a fait très tôt l’objet d’un regard sévère de la part de certains acteurs politiques, mais aussi de beaucoup de Tunisiennes et Tunisiens. Ils y ont vu la Constitution de tous les compromis. Qu’il s’agisse de la question du statut de la religion dans l’Etat et de ses rapports avec la politique; et tout ce que cela comporte comme conséquences sur le principe d’égalité et sur les garanties relatives aux libertés. Ou qu’il s’agisse de la nature du régime politique qui se situe dans une sorte de no man’s land, n’étant ni parlementaire, ni présidentiel. En fait, la Constitution semble soulever plus de problèmes qu’elle n’en résout.
D’année en année, les choses ne se sont pas arrangées et c’est un regard de plus en plus désenchanté que l’on est amené à porter sur le texte fondateur de la deuxième République.
En l’absence d’une Cour Constitutionnelle, quels sont les risques auxquels est exposée la Tunisie d’aujourd’hui?
Il est important de comprendre que ce désenchantement, ne vient pas, aujourd’hui, de la seule ingénierie constitutionnelle jugée défectueuse. Mais aussi et surtout de l’attitude des acteurs politiques à son endroit, qui soit ne s’y conforment pas, soit, sans, la transgresser de manière frontale, tentent par tous les moyens de l’instrumentaliser et de pervertir les mécanismes et les institutions qu’elle a mis en place.
Nous trouvons la meilleure illustration de ce type de comportement dans le retard qu’a pris la mise en place de la Cour Constitutionnelle, en violation totale du texte constitutionnel. Car, il a clairement fixé un délai maximum à son instauration, à savoir un an au plus tard après la déclaration des résultats des élections législatives. Or, nous voici aujourd’hui, trois ans après l’expiration de ce délai, sans cette institution clé pour la garantie de la suprématie de la constitution, de son respect par tous les pouvoirs publics et pour la protection des droits et libertés.
Une autre illustration de l’usage ou plutôt du mésusage que les acteurs politiques font de la constitution, peut être tirée du retard pris, là encore, dans la mise en place des instances constitutionnelles indépendantes telles que prévues par la constitution, qui ont, comme le proclame l’article 125 de celle-ci, pour rôle de renforcer la démocratie.
En effet, des cinq instances constitutionnelles indépendantes prévues par la constitution, une seule a été mise en place à savoir l’Instance chargée des élections. Des quatre instances restantes, trois existent mais sous une forme embryonnaire et provisoire, c’est-à-dire qu’elles ne sont conformes, ni dans leur composition ni dans le mode de désignation de leurs membres et encore moins dans leurs compétences aux normes posées par la constitution. Il s’agit de l’instance pour la régulation du secteur audio visuel (HAICA), celle relative à la protection des droits de l’homme (CSDHLF), celle dédiée à la lutte contre la corruption (INLUCC) et enfin celle relative au développement durable et aux droits des générations futures qui elle, est totalement absente du paysage institutionnel.
Ces instances constituent de nouveaux contre-pouvoirs indispensables, pas seulement pour les démocraties émergentes, qu’elles protègent contre une éventuelle régression vers des dictatures qui allient violations graves des droits humains, népotisme et corruption, mais aussi pour des démocraties bien établies. En effet, ces dernières ont saisi à la fois la montée en puissance du pouvoir exécutif que le seul pouvoir législatif, dont il constitue souvent le prolongement, ne peut plus contrebalancer, et l’incapacité du pouvoir judiciaire à affronter, seul, de nouvelles formes de criminalité et une corruption de plus en plus complexe et transfrontière, sans compter les défis graves que représentent la question environnementale et la gestion irresponsable des ressources humaines qui grèvent sérieusement les droits des générations futures. C’est dire l’importance de ces nouveaux pouvoirs publics constitutionnels pour la régulation des démocraties contemporaines.
Sur ce registre, la constitution de 2014 a prévu l’élection de tous les membres de ces cinq instances par les membres de l’Assemblée des Représentants du Peuple, à la majorité des deux tiers.
Si les constituants ont retenu ce mode de désignation des membres des instances indépendantes, c’est qu’ils étaient conscients de l’importance de leur rôle et du pouvoir qui leur a été dévolu, ils ont donc tenu à ce qu’elles bénéficient d’une légitimité électorale, même indirecte, par le biais d’élection par les représentants du peuple.
Mais les constituants ont prévu d’un autre côté que l’élection des membres de ces instances se fasse à une majorité des deux tiers, soit à 145 voix au moins sur un total de 217 membres que compte le parlement.
Ce choix vient du souci de soustraire ces instances à la mainmise d’un seul parti politique ou même à la mainmise de la majorité qui gouverne et de permettre ainsi au plus grand nombre d’acteurs politiques représentés au parlement de prendre part à la désignation des membres d’institutions aussi importantes pour la pérennisation et le renforcement de la démocratie.
Jusqu’au jour d’aujourd’hui rien dans notre Parlement n’a encore été entrepris pour l’organisation de l’élection des membres des quatre instances restantes. Mais plus grave encore, les deux crises qu’a connues l’ISIE, cet arbitre des élections et le garant de leur caractère démocratique, et qui se sont manifestées par la démission successive de ses deux présidents ainsi que par le blocage du processus de renouvellement du tiers de ses membres, dénotent une volonté de la part des députés de faire de la procédure d’élection des membres de cette instance un moyen de pression pour limiter son indépendance alors que nous sommes au seuil d’élections nationales.
Il n’en demeure pas moins que même si la Constitution de 2014 est loin d’être parfaite, elle contient des mécanismes propres à la mise en place d’une démocratie.
En dernière analyse, ne pensez-vous pas que la Constitution, telle qu’elle est aujourd’hui, soit malgré tout un frein pour la démocratie?
Si une menace sérieuse pèse aujourd’hui sur notre démocratie naissante, cela ne tient pas aux faiblesses du montage institutionnel mais à l’attitude des acteurs politiques face à leurs responsabilités, à leurs pouvoirs et aux limites que leur a posées cette même Constitution. Même le conflit entre les deux têtes de l’exécutif, issues de la même famille politique, faut-il le rappeler, qui a atteint depuis quelques semaines des dimensions inédites, n’est pas dû à proprement parler à la répartition maladroite des compétences entre le président de la République et le chef du gouvernement, mais au refus du premier de s’en tenir au statut que la Constitution lui confère et au détournement fait par le second de la nature des rapports qui le lient au Parlement. Etant entendu qu’il ne lui revient pas de modifier en cours de route la nature et la composition de la coalition qui le soutient, mais il appartient à une majorité parlementaire préconstituée et issue du suffrage de lui accorder sa confiance afin qu’il accède au pouvoir et s’y maintienne.
La jeune Constitution tunisienne n’a pas encore déployé tout son potentiel, sa mise en application est encore loin d’être achevée. Il est peut-être encore tôt de parler de sa révision et rien ne garantit qu’avec la classe politique actuelle on puisse aboutir à un texte constitutionnel mieux construit. Et même si cela était possible, rien ne garantirait que ces mêmes acteurs politiques soient disposés à s’y conformer.