Le secrétaire général du Forum Ibn Khaldoun pour le développement, Abdelhamid Triki, a présenté un diagnostic global de la situation économique en Tunisie. Et ce, dans le cadre d’une rencontre-débat organisée par le think-tank Cercle Kheireddine; en partenariat avec le Forum Ibn Khaldoun, le 16 février, à la Cité de la Culture.
L’intervenant fait un constat amer, à savoir : la détérioration de tous les indices de l’économie tunisienne; malgré une nette amélioration du secteur touristique et du secteur agricole. Pour appuyer sa thèse, il a pris soin de disséquer les chiffres qui fâchent les observateurs de la scène économique. Cette détérioration n’épargne aucun indice macroéconomique. Abdelhamid Triki a analysé les chiffres relatifs à la production, l’investissement, le chômage, l’inflation, la balance commerciale et les paiements extérieurs, ainsi que les équilibres budgétaires.
Ainsi, Abdelhamid Triki affirme que trois éclaircies ont marqué la conjoncture économique en 2018. La première est la consolidation relative de la tendance haussière de la croissance du PIB au niveau des activités marchandes. la deuxième réside dans l’amorce de la maîtrise des finances publiques. Et la troisième concerne l’amélioration du classement mondial de la Tunisie au niveau du climat des affaires. Cependant, l’accélération de l’inflation, la persistance du chômage, l’aggravation du déficit extérieur- malgré la relance du secteur touristique et les exportations de l’huile d’olive- ainsi qu’un faible niveau d’investissement, ne peuvent que refléter une image négative de la situation économique dans son ensemble.
De quelle production parle-t-on ?
Abdelhamid Triki affirme que la reprise relevée en 2017 se consolide, tout en rappelant que le taux de croissance en glissement annuel de 2016 à 2018 est sur une courbe croissante.
Ainsi, la relance s’appuie notamment sur les activités marchandes et plus précisément sur la forte augmentation de la valeur ajoutée dans le secteur agricole de l’ordre de 9,7% pour les neuf premiers mois de 2018. Et ce, sous l’effet notamment de l’excellente campagne de l’huile d’olive (+180%), la forte reprise de l’activité hôtelière et de restauration (+10%) et le maintien du dynamisme des secteurs du transport (3,9%) et des services financiers (+5,8).
De plus, l’intervenant rappelle l’existence d’autres chiffres positifs du quatrième trimestre de 2018. Il s’agit notamment du tourisme, avec une augmentation des recettes en devises de l’ordre de 36,5% en dinar et de 20% en euro, par rapport à la période correspondante en 2017.
Puis, l’économiste fait noter que l’importation d’intrants progresse à un rythme soutenu de l’ordre de 10% en euro, pour les trois derniers mois de 2018. Les exportations des biens, quant à elles, enregistrent au cours du quatrième trimestre un net ralentissement (+1,9% en dinar constant contre 4,8% au cours des neuf premier mois). Le conférencier affirme dans cet ordre d’idées « qu’il est difficile de dépasser un taux de croissance de 2,6% pour l’ensemble de l’année ».
Ensuite, M. Triki affirme que le faible rythme de la croissance en 2018 est dû à plusieurs facteurs. En premier lieu, il a cité le faible niveau de l’investissement dont le taux passe de 24,6% en 2010 à 18,7% en 2017. En second lieu, l’intervenant évoque l’essoufflement des exportations. Ce phénomène s’est traduit par une baisse de 1,8% par an, entre 2010 et 2017.
Quand l’investissement fait défaut
Quant à l’investissement, Abdelhamid Triki confirme que l’investissement se maintient sous la barre des 19% du PIB. Il considère que la relance attendue de l’investissement ne paraît pas se concrétiser avec la vigueur requise; et ce, malgré les mesures adoptées.
Malgré ce constat, quelques signes positifs apparaissent. Tout d’abord par l’amélioration du climat de l’investissement dans son ensemble, avec un gain de huit places au niveau du dernier classement Doing business. Puis, par la relance significative de l’investissement direct étranger, avec une progression de plus de 15% en euro. Elle est due à l’importante augmentation des IDE dans le secteur des services de 77ME à 197 ME.
Enfin, notons une légère accélération des importations des biens d’équipement au cours du quatrième trimestre 2018 soit 4% en euro contre 3,5% au cours des neuf premiers mois de la même année.
Cependant, d’autres indicateurs tempèrent l’appréciation positive selon l’économiste. Ces indicateurs sont les investissements publics au titre de l’infrastructure et des équipements collectifs : baisse des ordonnancements à fin octobre 2018 de 5% en dinar constant. Et à cela s’ajoutent les intentions d’investissement déclarées qui ont subi une forte chute en dinar constat de plus de 20% fin nombre 2018.
Le chômage, bête noire de l’économie tunisienne
Autre bête noire de l’économie tunisienne et non des moindres. Il s’agit du chômage qui persiste et signe. La Tunisie ne parvient toujours pas à amorcer une tendance baissière du chômage.
Les créations d’emploi sur les douze mois de la précédente année (30.000) sont en retrait de près de 15.000 par rapport à la demande additionnelle au terme du troisième trimestre 2018. Celle-ci ayant baissé de 80.000 en 2010 à 45.000 en 2018. L’intervenant affirme que la conséquence est une nouvelle aggravation de 0,2 point du chômage avec un taux passant de 15,3% de la population active en septembre 2017 à 15,5% en septembre 2018.
Autre élément qui interpelle, ce taux de chômage dépasse celui des pays partenaires de la Tunisie (2018), à l’instar de l’Allemagne (3,6%), la France (8,8%), l’Italie (10,9%) et le Maroc (9,5%). M. Triki affirme que le chômage est l’expression d’une disparité régionale et marque aussi une grande disparité entre les hommes et les femmes, dont le taux de chômage est plus élevé. Une troisième disparité se constate entre la population active ayant un niveau d’instruction primaire et secondaire et celle ayant le niveau d’enseignement supérieur. De plus, Abdelhamid Triki indique que la taille des entreprises ne favorise pas la création d’emplois pour les diplômés du supérieur, surtout que les PME représentent 98% des entreprises tunisiennes.
Une inflation qui fragilise l’économie tunisienne
L’économiste a affirmé lors de son intervention, que les prix à la consommation ont enregistré au cours du quatrième trimestre de 2018 une nouvelle accélération de l’inflation en termes de glissement annuel. Celle-ci est passée de 4,2% en 2016, 6,4% en 2017 à 7,5% en 2018. Alors que le voisin marocain enregistre un taux d’inflation de 2,1% pour 2018. Cela a impacté les prix. Les prix des produits libres ont augmenté de 8,3% contre 4,9% pour les produits administrés et ce au prix d’importants crédits budgétaires réévalués à 1750 millions de dinars pour la subvention des produits concernés. Pour lui, l’inflation s’explique par trois facteurs : les pressions du côté de la demande, l’augmentation de la TVA et le glissement du dinar qui a enregistré au cours du quatrième trimestre une dépréciation face à l’euro de 16% et 10,6% au cours du troisième trimestre.
Il affirme que le dinar à fin décembre 2018 a enregistré une dépréciation sur douze mois de 14,8%, soit le double du glissement des prix à la consommation au cours de la même période.
Balance commerciale et paiements extérieurs : des efforts en deçà des attentes
Les chiffres ne plaident pas ni en faveur de la balance commerciale ni des paiements extérieurs. A ce propos, il constate que les échanges de la Tunisie avec l’extérieur ont été marqués pendant 2018 par :
- La faible augmentation des exportations des biens au cours du quatrième trimestre de l’ordre de 1% en dinar constant, portant l’accroissement de l’exportation de l’année, hors effet du taux de change, à 3,8%;
- Et le maintien de la tendance haussière des biens à +4,5% en dinar constant, soit un taux dépassant de plus d’un point celui de l’exportation.
Abdelhamid Triki ne manque pas de relever une situation paradoxale : « Le glissement continue du dinar, de plus d’un point par mois, ne semble pas, contrairement aux attentes, avoir freiné les importations et suscité une relance des exportations ». L’intervenant soutient qu’au niveau des importations, c’est plutôt l’effet inverse qui s’est produit du fait des anticipations qui en ont résulté pour couvrir les besoins d’importations futures en augmentant le stock. Quant à l’exportation, « sans une augmentation de l’offre, de biens exportables, l’effet du glissement du dinar demeure limité pour les doper ».
Ainsi, le déficit de la balance commerciale avec l’extérieur atteint un record absolu, avec 19 milliards de dinars, soit près de 18% du PIB; contre 15,6 milliards de dinars et 16% du PIB en 2017. Recourant à une comparaison avec les chiffres de 2010, l’économiste affirme que le déficit commercial s’aggrave de 10750 MD, dont 4417 MD au niveau des matières premières et semi-produits, 5700 MD au niveau de l’énergie.
Pour ce qui est de l’alimentation et des biens d’équipement, le déficit diminue. Pour les biens de consommation, on passe d’un excédent de 293 MD à un déficit de 734 MD en 2018. Le déficit provient essentiellement de trois pays : la Chine (5,4 milliards de dinars), l’Italie (2,9 milliards de dinars) et la Turquie (2,3 milliards de dinars). Il a fait remarquer que les excédents des recettes touristiques et des transferts en devises des Tunisiens résidents à l’étranger ne sont pas capables de couvrir le déficit.
« De la sorte, il est attendu une nouvelle aggravation de l’ensemble des opérations courantes de la balance des paiement et un dépassement du taux du déficit au delà de la barre de 10% du PIB », prévoit-il. Pour lui, le déficit a atteint une moyenne de 8,3% entre 2011 et 2016 et 10,2% en 2017.
L’augmentation du déficit courant n’est pas sans impacter les avoirs en devises de la Tunisie. Abdelhamid Triki indique que l’augmentation du déficit courant a entraîné une baisse des avoirs en devises au courant de l’année et qui retrouvent fin décembre un niveau de 13,8 milliards de dinars, dépassant d’un milliard de dinars environ le niveau de décembre 2017 (81 jours fin décembre contre 71 jours fin août 2018), grâce aux efforts déployés en matière de mobilisation des capitaux extérieurs.
Équilibres budgétaires
Enfin, Abdelhamid Triki note l’existence d’un « excellent comportement des recettes propres durant les dix premiers mois de 2018, permettant d’escompter, malgré la réévaluation des subventions budgétaires au niveau des carburants, un allègement significatif du déficit budgétaire ».
L’intervenant conclut que « la situation économique dicte plus que jamais l’accélération du processus des réformes dans le cadre d’une démarche globale, conciliant les impératifs d’ajustement à court terme et les exigences du traitement en profondeur des distorsions structurelles qui entravent l’insertion dans un nouveau cercle vertueux confortant la confiance dans l’avenir ».