Grand buzz médiatique bien orchestré, il y a quelques jours, pour annoncer le lancement de la carte électronique « Labess » de la CNAM (Caisse Nationale d’Assurance Maladie). Suscitant des réactions diverses, entre les « pour », les « contre » et les « entre deux ». Mais comment peut-on se forger une opinion sur le sujet avec si peu d’informations données par l’exécutif, malgré le buzz qu’il avait organisé ?
En effet, une des premières remarques qu’on pourrait faire est que le gouvernement confond l’objet et le sujet du programme. On a vu ainsi le chef du gouvernement et ses ministres exhiber fièrement le spécimen de carte, comme on exhiberait un trophée, la présentant comme une réalisation majeure. Or on ne sait toujours rien sur cette carte, à part qu’elle permettrait à la CNAM « d’économiser une centaine de millions de dinars par an » et même là, on ne nous a rien donné comme information sur le comment. Surtout que ce chiffre n’a pas de fondement clair, s’agissant d’une estimation au doigt levé, avec différentes versions :
- Le ministre des Affaires sociales, lors de l’annonce : 100 millions;
- Le ministre des TICs, il y a quelques semaines : 200 millions;
- Les services de la CNAM, tout au long des cinq dernières années : 20 millions.
Or la carte, en soi, est juste un objet, mais le vrai sujet est : qu’est-ce que cette carte apporterait au citoyen tunisien ? A ce sujet, aucune information n’a été donnée, alors qu’on nous a déjà présenté le planning du lancement, les modalités de récupération de la carte, les délais, … Tout en omettant l’essentiel pour le citoyen, à savoir : l’utilité et les fonctionnalités. Tout se passe comme si la carte était, pour l’exécutif, une sorte d’objet décoratif « fashion », un « must have », qui permettrait à l’Etat de faire des économies dont le montant espéré est loin d’être fiable.
Ce que nous savons, aujourd’hui, de cette carte, c’est qu’elle ne permettra pas de payer tout ou partie du coût des soins, dans le cadre d’un mécanisme de tiers payant. Ceci n’est d’ailleurs pas étonnant, car il ne s’agit pas juste d’un sujet technologique, mais d’un changement d’orientation stratégique, d’une revue du système de l’assurance maladie, de ses mécanismes et de ses process, qui relèvent des prérogatives du Conseil National de l’Assurance Maladie.
Ce que nous savons aussi à ce stade, c’est qu’il s’agit d’une technologie d’authentification, qui servira à accéder aux données de l’assuré et de vérifier si le plafond forfaitaire annuel a été atteint pour les bénéficiaires de la filière « médecin de famille » (ou tiers payant).
Ce que nous ne savons pas, par contre, c’est tout le reste et c’est là que réside la vraie valeur ajoutée de service public pour le citoyen tunisien. Informer sur ces volets aurait été beaucoup plus important si on désire faire adhérer le citoyen à ce nouveau service et cette nouvelle procédure. Ce qui est sûr, c’est que les orientations qui avaient été définies lors de la relance du projet de carte de soins électronique en 2012, par Khelil Ezzaouia, alors ministre des Affaires sociales, visaient à dématérialiser les feuilles de soins.
Ainsi les informations relatives aux frais des soins, seraient transmises directement, par le médecin ou le pharmacien, aux services de la CNAM. Les informations seraient ainsi déversées directement dans un flux informatisé de traitement. Le bénéfice d’un tel système serait multiple :
- Eviter au citoyen le déplacement physique à la CNAM et les files d’attente interminables, juste pour déposer une feuille de soin.
- Désengorger les guichets de la CNAM : une baisse du nombre d’affiliés qui se déplacent à la CNAM pour le dépôt de leurs feuilles de soins permettrait à la caisse de réorganiser ses guichets et de réduire ainsi le temps d’attente des citoyens qui se déplacent pour d’autres services.
- Réduire le temps de traitement des dossiers et de remboursement en évitant les temps de traitement et de saisie, qui sera faite directement par le médecin ou le pharmacien
- Eviter les erreurs possibles dans les feuilles de soins qui se traduiraient par des aller/retours entre la CNAM et le médecin ou pharmacien.
- Avoir de la visibilité sur le coût réel des soins dans la santé publique.
C’est, d’ailleurs, dans cette même logique que les travaux d’harmonisation et de fiabilisation du système d’information de la CNAM ont été lancés depuis 2012.
Cependant, nous n’avons aujourd’hui aucune visibilité sur le maintien de la vision stratégique initiale, surtout avec la décision d’adopter une solution technique (QR code avec authentification par mobile), très différente et plus complexe en utilisation que la carte à puce largement utilisée dans le monde, sous prétexte d’économie (de bouts de chandelles).
En effet, le choix de la carte à puce permet l’authentification auprès du professionnel de la santé, avec une sécurisation physique : il faut être en possession de la carte physique pour passer des transactions. Or la technologie adoptée, celle de QR Code, n’étant pas sécurisée physiquement (puisqu’une simple photo ou copie de ce code permet de le scanner avec un lecteur optique ; technologie par ailleurs largement utilisée aujourd’hui pour les cartes de visites et les cartes de fidélité plutôt que pour les cartes de soins), il a fallu prévoir un système d’authentification sécurisé pour la carte à QR Code (on parle de code téléphonique à usage unique d’après une source au ministère des Affaires sociales).
Cette dernière solution est donc tributaire du bon fonctionnement de deux technologies parallèles : internet et mobile, ce qui induit un double risque de panne des outils ou des connexions et reste surtout tributaire de la régularité de mise à jour de la part de l’assuré de ses coordonnées téléphoniques auprès de la caisse. En d’autres termes, le QR code ne servirait qu’à éviter de taper l’identifiant CNAM, par le professionnel de la santé, mais c’est fait de manière plus complexe.
Ainsi, cette carte n’a été conçue que pour être un support imprimé contenant un code utilisé par une solution logicielle, qui aurait pu être juste un code alphanumérique, saisi à la main. Les codes à barres et autres dérivés tels que les QR codes peuvent être utiles c’est justifié par un grand nombre de transactions, et une grande marge d’augmentation de productivité sur la gestion des gros volumes, or quand, chez un médecin, on a un patient toutes les demi-heures, utiliser le QR Code ferait économiser au médecin 30 secondes toutes les demi-heures, soit 10 mn sur une journée de travail de 10h. Cette solution reviendrait donc, à quelques différences minimes près, à une authentification par Login/Mot de passe. Elle risque par conséquent d’être bien plus compliquée à vulgariser auprès des citoyens souffrant de la fracture numérique et qui ne sont pas familiers de l’utilisation des nouvelles technologies.
Quitte à chercher à réduire les coûts à tout prix, dans la même logique d’économies de bouts de chandelles, les décideurs sur le sujet auraient pu économiser encore plus, vu qu’en optant pour ce choix de cette solution, ils ont perdu la logique de « la carte de soins » : une carte physique dont la détention constitue le moyen de sa sécurisation. Ils auraient donc pu s’affranchir complètement du support physique et éviter les dépenses qui y sont liées. D’ailleurs, l’argument de l’économie réalisée de 20 millions par rapport à l’investissement dans une carte à puce, qui serait (selon les chiffres qu’ils annoncent) amortissable en moins de trois mois de récupération du manque à gagner (cf. les 200 millions et les 100 millions) est juste ridicule quand on parle d’un projet aussi stratégique et d’un montant aussi dérisoire comparé aussi bien à son retour sur investissement qu’à la structure des dépenses de la caisse d’assurance maladie. Une logique d’apothicaire qui n’arrive pas à s’élever au niveau de la vision stratégique, nécessaire à la gouvernance d’un État.
Ce changement de choix technologique rend certainement plus complexe l’adhésion des utilisateurs (affiliés de la CNAM, agents et professionnels de la santé) à la nouvelle carte, surtout dans un contexte culturel où on néglige souvent « l’accompagnement du changement », où on s’attache souvent plus à l’image de la prouesse technique qu’à la réponse au besoin des utilisateurs, en prenant en compte leurs spécificités (ce qui a été prouvé d’ailleurs lors de l’annonce) et où une partie importante de la population n’est pas très familière avec les outils technologiques. Or, et c’est là que le bât blesse, l’adhésion des utilisateurs est clairement un facteur clé de la réussite de ce programme.
Une chose est sûre au demeurant, si la carte « Labess » est convenablement mise en place, si l’accompagnement des utilisateurs est bien assuré et si les orientations initiales ont bien été maintenues, elle pourrait constituer la pierre angulaire du renouveau du système tunisien d’assurance maladie. Si au contraire tous ces aspects seront mal gérés et si l’objectif initial a été revu à la baisse (sans dématérialisation des feuilles de soin) elle sera, à coup sûr, juste un gadget de plus qui nous aura coûté quelques millions aux affiliés de la CNAM.
Par Moez Ben Dhia, Membre du bureau politique d’Ettakatol (Ancien conseiller auprès du ministre tunisien des Affaires sociales et Consultant international en organisation et management)
Article bien argumenté et intéressant qui ne cite pas les expériences internationales de référence (Belgique, Canada, France carte VITAL) car il y a beaucoup à apprendre des difficultés rencontrées par leur mise en oeuvre:
Par exemple pour la carte Vitale l’un des coût induit à l’époque de son lancement expérimental (1987j’en étais)a été la création de réseau d’échange de données exorbitant la technique internet n’existant pas, l’acceptation par les médecins de ne plus faire de feuille de soins remplacées par la feuille électronique considérant qu’il y perdaient leur autonomie (la CNAM française a dû payer leur équipement et une rallonge à leur couverture sociale), et 18000 emplois supprimés dans les caisses d’assurance maladie (chiffre exagéré mais agité comme un chiffon rouge par les syndicats). Ce n’est donc pas une difficulté technique mais culturelle qui s’oppose à la carte électronique. Par ailleurs Vitale 2 carte santé ne verra jamais le jour remplacé par le dossier médical partagé accessible par des moyens sécurisés. La carte à puce plus sûre que le QR code ? Vital a du recourir à la photo pour élever son niveau de sécurité d’usage ce qui n’a rien de techniquement compliqué. A mon avis vous posez la vraie question a quoi ça sert particulièrement pour l’assuré? La vraie réponse est dans la digitalisation des flux d’information entre les producteurs de soins ambulatoires hospitaliers et l’assurance maladie. Alors oui la carte est indispensable pour entrer dans le flux. merci