Il y a un temps pour la politique et un temps pour l’économie, sans qu’il y ait nécessairement concordance entre eux.
Le temps de la politique, à l’instar du temps démocratique est long, sinueux et pour tout dire aléatoire. Le temps de l’économie, celui de l’entreprise notamment, est court, irréversible.
Dans les sphères de décision économique et au sein des états-majors des entreprises, on ne rattrape jamais le temps perdu ou à tout le moins difficilement et au prix exorbitant. D’autres que nous, de véritables prédateurs de la mondialisation, s’en saisissent. Ils sont à l’affût du moindre faux pas de leurs concurrents pour récupérer marchés et zones d’influence, conforter leur avantage compétitif et asseoir leur hégémonie.
Pour n’en avoir pas pris garde, nous avons sombré dans les profondeurs de la dépression économique. Nous avons perdu notre rang chez les pré-émergents, et rétrogradé de plusieurs places dans nos marchés traditionnels et dans l’estime des agences de notation au point de ne plus figurer dans les écrans radars d’investisseurs de renom.
Huit ans que le pays est englué dans l’univers trouble et chaotique de la politique. Il subit les tiraillements, les tensions, les querelles, les divisions des politiques pas toujours bien intentionnés, au grand dam des professionnels de l’économie privés de vrais repères et de réels motifs de motivation.
L’incertitude politique qui va crescendo sape la confiance et rétrécit l’horizon des investisseurs. Elle n’est pas de nature à stimuler leur ardeur managériale. Elle est mère de toutes les instabilités : on ne s’étonne plus de l’agitation sociale qui s’est emparée du pays.
L’attractivité du site Tunisie est à son plus bas niveau historique. Les grands meetings internationaux, organisés à grand tapage médiatique et à grands frais sans véritable ligne de démarcation entre bailleurs de fonds et investisseurs étrangers, ne doivent pas faire illusion.
Ils n’auront pas plus d’effets aujourd’hui qu’hier. Il aurait fallu pour cela une plus grande visibilité politique, un meilleur climat des affaires, une plus grande stabilité fiscale et des procédures administratives plus assumées, plus claires, plus transparentes et réduites à leur plus simple expression, c’est-à-dire à l’essentiel.
L’Administration tout autant que ses offices et établissements publics doivent faire la démonstration de leur volonté de prestataires de services, avec la célérité qu’il faut et à des conditions de qualité et de coûts irréprochables. L’image immuable de cette flottille de bateaux en rade à quelques encablures des ports tunisiens, bien plus nombreux que ceux qui éternisent à quai au mépris de tout professionnalisme et d’impératif d’efficacité a de quoi troubler les esprits. L’indignation des opérateurs économiques victimes de cet immense gâchis n’altère en rien l’indifférence et l’arrogance de cette nouvelle caste d’aristocratie ouvrière qui prend, du nord au sud, l’économie nationale en otage.
Les politiciens où qu’ils se trouvent n’en ont cure. Et d’ailleurs où sont-ils quand il faut impérativement faire sauter le verrou de ces mutins d’une autre époque, désamorcer les foyers d’insubordination qui profitent de la faiblesse de l’Etat pour sonner le glas des entreprises publiques et provoquer le déclin de l’économie nationale ?
Les politiques sont murés dans leur citadelle. Ils s’agitent et gesticulent en vase clos, repliés sur eux-mêmes, hors sol, dans leur bulle politique qui menace d’éclater à chaque instant, en totale déconnexion des indispensables équilibres macroéconomiques.
A la différence des acteurs économiques, ils ne sont pas exposés à des compétiteurs étrangers prompts à leur rafler la mise, à les exclure et les éjecter de la compétition. Ils se livrent dans leur zone de confort à des querelles sans fin, avec pour seule obsession la conquête du pouvoir. Ils s’affrontent dans un espace protégé, mais l’est-il vraiment au regard de la porosité idéologique transnationale et des interférences d’influence étrangère qui n’ont même pas la décence de s’en cacher ?
Ces batailles politiques, aux relents guerriers, faites de déballages médiatiques nauséabonds et répugnants, de revirements, de trahisons, d’ostracisme et d’exclusion ne sont pas sans conséquences sur le moral du patronat qui fait preuve d’ailleurs d’une résilience comme nulle autre pareille. On ne s’explique pas autrement le fort taux d’entreprises en difficulté, ni le fait qu’il existe peu d’entreprises en Tunisie, au regard de la taille du marché, du poids démographique et de notre potentiel de développement. C’est sans doute aussi la raison pour laquelle il se crée très peu d’entreprises chaque année, alors même que génétiquement l’aspiration entrepreneuriale nationale est à son plus haut niveau. Fait tout aussi significatif, on n’observe pas de passage de la TPE à l’ETI, en passant par la PME avant d’endosser l’habit des grandes entreprises qui innovent, tirent l’économie vers le haut et font jeu égal avec les multinationales.
On n’est pas hélas, à cause de l’instabilité politique, dans ce schéma de développement qui revitalise et donne du sens à notre modèle de développement. Il est à craindre que ce morcellement, qui confine à une sorte de désindustrialisation, à cause de ruptures dans les chaînes de valeur, ne bloque pour longtemps l’investissement et la croissance à des niveaux très bas. D’où, il devient très difficile de pouvoir combattre notamment le chômage des jeunes diplômés, freiner l’exode des compétences qui votent déjà avec leurs pieds, relancer les exportations, atténuer le déficit de nos échanges extérieurs et réduire le poids de la dette extérieure dont on sait qu’elle a atteint une situation critique et qu’elle n’est plus soutenable.
L’économie nationale, et ce n’est un secret pour personne, n’est pas au mieux de sa forme. Les principaux agrégats macroéconomiques sont abîmés, dégradés. Nous avons perdu beaucoup de nos marchés extérieurs et nous ne sommes même plus en capacité de défendre le nôtre de la déferlante de produits étrangers qui accélère la désindustrialisation du pays.
L’épargne nationale n’a jamais été aussi faible (9% du PIB) : l’inflation et les déboires des entreprises publiques sont passés par là. L’investissement est à la peine. Les exportations ne réagissent même plus aux chocs répétitifs des dévaluations compétitives, du reste sans effet sur les importations. La crise de la dette frappe à nos portes. L’inflation s’installe dans la durée et le chômage accentue les inégalités et la fracture sociale. Les régions de l’intérieur vont à la dérive sans réelles perspectives de développement. La Tunisie profonde, celle d’en bas souffre. Celle du milieu se fracture à son tour et voit se multiplier, à son plus grand désarroi, les signes de paupérisation. Les nuages s’amoncellent et l’orage pointe à l’horizon.
L’urgence surgit de partout à force de signaux, les uns plus dangereux que les autres. Moralité : les politiciens doivent accorder leur temps à celui de l’économie. Fini temps long et horizon court de la politique face à l’ouragan économique et social qui menace de tout dévaster. Ils doivent s’inscrire dans la même perception et la même gestion du temps que les professionnels de l’économie qui sont engagés dans une véritable course de survie contre la montre. Ils doivent s’interdire de remettre au lendemain les décisions politiques, surtout en raison de leur impact sur l’économie, qu’ils auraient dû décréter la veille. Laisser le temps au temps, au motif de ne pas brusquer les choses serait tout simplement suicidaire.
Car, en face, les entreprises sont au bord de la dépression. Elles ont besoin de voir clair, vite et loin. Elles sont, par nature, dans l’obligation de décider instantanément de ce qui les engagerait demain et pour les années à venir. C’est ainsi que se conçoit et se construit l’avenir du pays. Mais sauront-elles le faire ? Pourront-elles le faire si la classe politique ne sort pas de l’ambiguïté qu’elle entretient et affectionne, si cette même classe ne met pas fin au plus vite à cette confusion des rôles ? Celle-ci est impérativement tenue de libérer d’immenses espaces de visibilité. Pour apaiser le pays, restaurer la confiance, sans laquelle il n’y aurait pas de croissance forte et durable. Sa propre survie politique tient à sa capacité de réconcilier les Tunisiens avec la politique et ses acteurs pour lesquels ils ont – sondage après sondage – très peu d’estime.
Les dirigeants politiques et les autres se doivent de dissiper tout un faisceau de suspicions, de malentendus et d’incompréhensions. Et donner à penser, une fois pour toutes, discours et actions à l’appui, qu’ils sont au seul service de l’économie et du pays. Qu’ils sont là où ils se trouvent pour servir et non pas pour se servir. Serait-ce trop leur demander ?