Une simple signature, mais c’est un geste immense dont seuls sont capables les grands hommes politiques. Qui défient le sort et vont jusqu’au bout de leurs convictions. Le Président de la République, Béji Caied Essebsi, en convalescence politique et non encore rétabli de son brusque accident de santé, dont on n’a pas fini d’en parler, a signé le décret appelant les électeurs aux urnes pour les législatives et la présidentielle.
Béji Caied Essebsi met ainsi fin aux spéculations, aux rumeurs les plus extravagantes et aux insinuations des maîtres-penseurs et des pêcheurs en eaux troubles. Les uns doutaient de la volonté du chef de l’Etat laissant croire qu’il sera tenté de prolonger son bail au palais de Carthage. Les autres pour des raisons peu avouables, mais qui ne sont pas sans rapport avec les intentions de vote des électeurs telles qu’elles sont révélées par les sondages d’opinion. On comprend qu’ils veulent jouer les prolongations dans l’espoir d’une véritable remontada. D’autres enfin pour ne pas apparaître pour ce qu’ils sont ou ce qu’ils représentent sur l’échiquier politique : insignifiants ou presque rien. Ils ne figurent sur aucun écran radar de la vie politique en dépit de leurs folles gesticulations.
C’est maintenant officiel. Et c’est parti. Pas plus que trois mois nous séparent d’un rendez-vous électoral majeur. Le chef de la magistrature suprême y a apposé sa signature. Son dernier carré de fidèles craignaient, intrigués qu’ils étaient par la persistance des rumeurs, de le voir sortir par la petite porte. C’était mal connaître ce monument de la politique qui a autant le sens de l’Etat que de l’Histoire. Il s’applique, de son vivant en fin de règne, en puisant dans ses ultimes forces, à graver dans le marbre, sa propre légende. Il revient de loin, car son mandat qui arrive à son terme prête à controverse. Il ne l’a pas grandi au point d’en faire l’égal de son modèle. Il a même par moments desservi la cause qui fut la sienne et qui lui a rallié une majorité de Tunisiens.
Trop d’opacité, d’ambiguïté, de revirements, de manque de cohérence, de reniement même ont nui à son image et à l’idée que ses fervents supporteurs se faisaient de lui. La manière dont il a géré, piloté ou laissé faire la destruction programmée de Nidaa Tounes l’a considérablement éloigné de celles et de ceux qui l’ont porté en 2014 sur les fonts baptismaux. A croire que ce pays n’arrive pas à rompre une fois pour toutes avec ce péché majeur que font naître les liens familiaux. Serait-ce à ce point difficile pour les politiques au sommet de leur gloire de couper le cordon ombilical familial ?
BCE, pourtant alerté et instruit par le passé récent des pays de la région, n’a pas pu ou voulu faire la part des choses. Le président qui s’illustra par son mot d’ordre – la patrie avant les partis – s’est éclipsé devant le père au risque de nourrir à chaque fois la fronde des Nidaïstes qui rétrécissaient comme peau de chagrin. En moins de cinq ans, on vit s’effondrer, à force de luttes intestines, de guérilla interne, de discordes et de ruptures à la chaîne, un parti dont on pensait qu’il allait dominer pendant près de deux décennies la vie politique.
L’attelage n’a pas tenu sans doute en l’absence de liant doctrinal ou idéologique, de valeurs et de convictions partagées. Un mouvement hétéroclite plus électoraliste que politique, qui n’a pas résisté aux convoitises du pouvoir, à la perte d’influence et d’autorité du Raïs, qui se plaisait davantage de son statut de président de la République. Grandeur et déchéance du premier parti politique en 2014. Il s’est évaporé dans les brumes de la politique politicienne et s’est enseveli dans les sables mouvants des querelles de clans, de clochers et de famille.
Tahya Tounes pourrait-il et saurait-il prendre le relais de Nidaa Tounes ?
Exit Nidaa Tounes ? Voici venu Tahya Tounes né pour une large part sur les décombres du défunt parti. Youssef Chahed, son président, réussira-t-il là où avait réussi BCE en 2014 avant de voir imploser le parti qui l’a porté au pouvoir et à la tête de la magistrature suprême ?
Tahya Tounes pourrait-il et saurait-il prendre le relais de Nidaa Tounes ? Avec pour mission de défendre notre projet de société, notre modèle social, sociétal et culturel et protéger l’Etat des ingérences et des interférences de l’Islam politique, quoi qu’en disent ses ténors, déterminé qu’il est d’y laisser ses propres empreintes.
La réponse viendra des urnes, le 6 octobre, maintenant que le Président de la République a mis fin au suspense, au mystère, aux intrigues quant à l’organisation des élections à l’échéance prévue par la Constitution. Il aura suffi qu’il déchire le voile de l’ambiguïté pour voir se répandre un sentiment général de soulagement. Il en sort tout à son avantage et à son honneur. Son accident de santé non encore élucidé et entouré de bien de mystères lui a de surcroît valu un élan de sympathie et de solidarité dont seuls les Tunisiens ont le secret. Il est de nouveau remonté dans l’estime des gens pourtant déboussolés et lassés par ses multiples revirements, ses alliances à géométrie variable, par ses silences assourdissants qui font souvent mal dans le corps social. Il n’ pas réussi à préserver la pérennité de son parti dont il fut le principal architecte. Mais à l’heure des choix décisifs, BCE a été au rendez-vous de l’Histoire ! L’homme d’Etat qu’il est, est aussi un homme de droit. Et un démocrate convaincu. On dira de lui qu’il a été le garant de la Constitution. Les élections, quelles qu’en seraient les résultats, auront lieu à la date prévue par la loi organique. Cela paraît si évident en démocratie, mais cela ne dit pas tout le courage politique dont fit preuve le Chef de l’Etat. L’Histoire retiendra le rôle déterminant qui fut le sien pour ne pas entraver ni faire dévier de sa propre voie le processus de transition démocratique.
Trois mois nous séparent des élections législatives plus aléatoires et indécises que jamais
Trois mois nous séparent des élections législatives plus aléatoires et indécises que jamais. Cela voudrait peut-être dire que les jeux sont loin d’être faits. Il est peu vraisemblable que les clivages et les choix des électeurs se soient déjà cristallisés. Les indécis sont nombreux à ce jour et plus encore le nombre de celles et ceux qui sont ou seront tentés par le chant des sirènes des listes indépendantes qui vont, à l’instar des municipales, bouleverser la donne.
On peut craindre une atomisation, un émiettement qui n’est pas sans conséquence sur la formation d’un gouvernement futur suffisamment homogène pour prendre en charge les destinées du pays. Et pour cause. Le mode de scrutin actuel n’est pas à l’avantage des petites formations politiques, incapables de franchir le seuil de représentativité de 3%. L’ennui est qu’il ne garantit pas non plus, à cause de la désaffection et du rejet de la classe politique, l’esquisse d’une forme de bipartisme laissant entrevoir un mode de gouvernance politique cohérent, déterminé et efficace.
Trois mois pour convaincre et vaincre par voie démocratique, sans tomber dans les surenchères et les promesses électorales qui n’engagent que celles et ceux qui les écoutent. Trois mois pour l’opposition qui aborde ces élections en ordre dispersé, plus divisée que jamais au point de ne pas être audible. Pourrait-elle convaincre dans son ensemble de la pertinence de son projet -si tant est qu’elle en ait- et d’un programme économique qui tienne la route ?
Pas plus que trois mois pour le gouvernement actuel pour défendre un bilan que d’autres vont, comme ils en ont le droit, s’employer à descendre en flammes. Les thèmes de friction et de fracture ne manquent pas : chômage, inflation, hausse du coût de la vie, insécurité grandissante, corruption, explosion de la dette et détérioration des services publics, santé, enseignement, transport, infrastructures. Le gouvernement aux couleurs de Tahya Tounes a d’autres arguments à faire valoir pour discréditer ses opposants et gagner les voix à défaut de la sympathie des électeurs.
L’UGTT n’est pas en reste. Elle s’invite dans le bal de la campagne électorale en présentant à la fois un manifeste politique, un projet de société et un programme économique à l’effet sans doute de peser sur les décisions et les choix des électeurs.
L’UTICA et l’UNAT ne tarderont pas à donner de la voix quand elles ne seront pas présentes d’une manière ou d’une autre dans l’arène politique. Pendant ce temps là, les déficits extérieurs et la dette poursuivront leur folle ascension jusqu’à atteindre -ce qui est déjà le cas- des montants abyssaux. On ne voit pas de mesures qui puissent freiner la montée des importations et rien qui puisse relancer les exportations en berne, qui ne réagissent même plus aux stimuli et aux chocs des dévaluations compétitives.
La clameur de la campagne électorale fera passer sous silence la baisse tendancielle des investissements, de création d’emplois productifs et le phénomène de désindustrialisation. La recherche, l’innovation, l’exigence de compétitivité, les réformes de l’Etat, du marché du travail, de la fiscalité, de l’enseignement et de la formation….C’est pour plus tard. Aujourd’hui, la classe politique ne parle que d’avenir. Lequel ?