Il est mort dans l’exercice de ses plus hautes fonctions, au sommet de l’Etat. Il semblerait que tel était son vœu. Le sort a voulu qu’il tire sa révérence en ce 25 juillet, le jour de la célébration du 62e anniversaire de la République dont il fut l’un des artisans. Le Président Mohamed Béji Caied Essebsi part sans jamais nous quitter. Il n’a même plus besoin de donner de la voix pour qu’on l’écoute et qu’on le comprenne.
Il faisait partie de l’infime minorité de dirigeants au leadership affirmé. Qui ne gouvernent pas au gré des humeurs de l’opinion quand par conviction ou par nécessité d’autres choix s’imposent en raison de l’impératif national. Ce qui n’est pas sans provoquer souvent chez nous des interrogations, des questionnements, une franche irritation voire de réelles oppositions jusque parmi ses sympathisants et militants de la première heure, habitués à évoluer sur un terrain plat ni accidenté, ni escarpé.
Les transitions politiques, à l’idée d’enfanter un monde nouveau, se font le plus souvent dans la douleur. La nôtre n’a jamais été un long fleuve tranquille. BCE, qui en aura été l’un sinon le principal acteur majeur, aura pesé de toute son influence et de son autorité pour que le fruit porte la promesse des fleurs du printemps tunisien.
Tel un oracle, il voyait venir le danger qu’il savait prévenir, instruit qu’il est par l’histoire mouvementée de ce pays, victime depuis la nuit des temps de ses propres démons.
On avait souvent du mal à le suivre, habitués que nous sommes à l’idée toute rationnelle que le chemin le plus court, c’est la ligne droite. Il a une conception plus complexe, sans doute aussi plus aboutie et en tout cas plus globale de la politique loin d’être linéaire.
Il a beau souligner, pour les besoins de la cause, que deux lignes parallèles ne se croisent jamais faisant ainsi allusion de ce qui le sépare et le différencie de la mouvance politique islamiste, ses propos ne sont pas gravés dans le marbre. Il a fait la démonstration de sa capacité de les faire converger sans susciter l’indignation ou le courroux des apôtres des mathématiques.
Il n’aurait jamais réussi un tel exploit s’il n’était gagné par la grâce, s’il n’avait touché le Graal, ni brillé de mille feux dans l’univers heurté, complexe et aléatoire de la politique. Emmanuel Macron ne pouvait lui rendre meilleur hommage en disant de lui, lors de son discours d’adieu le jour de l’enterrement, qu’il avait la sagesse –au vu de son âge- des grands et l’insolence juvénile. Il est,rare, très rare que coexistent chez une même personne politique, au soir de sa vie, l’ancien monde fait de sagesse et de vertu et le nouveau dans ce qu’il a de plus audacieux, de plus entreprenant.
On mesure pourquoi BCE se soit hissé au sommet de l’Olympe. Et pourquoi plus rien ne pouvait le contraindre à déroger à ses principes moraux, ses convictions politiques, à son attachement viscéral au droit, aux libertés et à la démocratie. Cette attitude d’homme libre et indépendant lui a valu, déjà par le passé, bien des disgrâces sans jamais le moindre signe de faiblesse de sa part qui l’eût déconsidéré. Il connut par le passé et jusqu’au plus récent bien des traversées du désert. Il s’y résout. Plutôt que de plier l’échine, il restait droit dans ses bottes. Et à chaque fois, il en fut dédommagé, réhabilité par la marche de l’histoire. La cruauté de la politique a ses limites ; elle ne résiste pas au vide que BCE laisse derrière lui. Ses éclipses n’étaient jamais définitives sinon il y aurait eu toujours une pièce manquante dans le puzzle, le meccano de la politique nationale. Il est en réserve de la République quand il n’est pas aux responsabilités politiques, aux premières loges du gouvernement ou au perchoir à l’Assemblée nationale.
BCE avait toutes les qualités de son mentor, de son modèle Habib Bourguiba dont il était l’un des compagnons de route : le courage politique, la force de caractère, le charisme, la vision, la capacité de dire non et d’élever le ton quand c’est nécessaire, une profonde connaissance de l’histoire et une certaine idée de la Tunisie et du droit des femmes. Et plus que tout, son attachement viscéral à la démocratie, ce dont ne peut se prévaloir, hélas, le
Combattant suprême. Dont l’inclination autoritaire assez marquée et assez prononcée l’avait beaucoup desservi. A l’inverse, BCE aura été de tout temps le militant suprême des libertés et de la démocratie.
Les années BCE constituent à l’évidence les six glorieuses. Appelé à la rescousse au chevet du gouvernement, au plus fort des turbulences post-révolution, quand le pays hors contrôle menaçait d’imploser et trois ans plus tard, quand il fut élu Président de la République, pour la première fois dans l’histoire du pays, à l’issue d’un scrutin libre et transparent, il fit la démonstration de son sens de l’Etat, de son attachement à l’éthique et aux valeurs de la République. Ces six années sont déjà décrites comme l’âge d’or des libertés d’expression et de la démocratie à un moment où elles étaient prises pour cible.
BCE a su les défendre contre vents et marées, contre la horde des fossoyeurs des libertés couverts du voile pudique aux couleurs de l’islam radical d’un autre âge.
Chef de l’Etat dans un régime parlementaire hybride, il put, en dépit de l’étroit corset constitutionnel, déloger Ennahdha et ses satellites réduits à l’impuissance et reconquérir le champ politique soumis pendant près de trois ans à une sorte d’islamisation rampante.
Il permit au pays de se réapproprier son espace public et civique et revenir à ses fondamentaux de toujours qui ne sont pas du goût de la déferlante islamiste. Pour autant, le fauteuil de président de la République n’est pas taillé à sa mesure. Aurait-il eu plus de prérogatives que ce démocrate irréductible ne pouvait, ni ne voulait abuser de son pouvoir. Ce qui ne signifie pas, tant s’en faut, qu’il était exempt d’erreurs. Il en a commis notamment dans la gestion des différends récurrents qui opposaient les dirigeants de Nidaa Tounes – sa propre création où s’illustra tout son génie politique.
La première formation politique du pays, qui a émergé en un temps record, dévastée par les querelles de chefs, est partie en lambeaux.
Il aurait pu s’il l’avait voulu mettre fin à cette décomposition qui a fini par le priver des appuis politiques nécessaires. L’onde de choc a été terrible. Le président en est sorti affaibli. La génération BCE qu’il avait fait sortir de l’anonymat, protégée et projetée sur le devant de la scène politique, qui lui devait tout sans rien ajouter à son crédit personnel, s’est émancipée de son autorité.
La politique a repris ses droits et ses chemins tortueux et ce qu’elle a de plus détestable. La loyauté, la chose la moins bien partagée chez nous, ne résiste pas à l’instinct de survie politique et à l’attachement au pouvoir. BCE l’a vérifié à ses dépens. Blessé, meurtri, poussé dans ses ultimes retranchements, que lui dessinent la Constitution, il ne s’y résout guère. Mais tel un revenant, il sait d’expérience et d’instinct qu’il peut reprendre la main. Car la Constitution, si elle limite ses attributions, elle n’en fait pas moins le garant des institutions, de la cohésion sociale et de l’unité nationale. Elle lui confère au fond le statut de juge suprême surtout en l’absence de la Cour constitutionnelle par la faute de ses détracteurs qui n’en voulaient pas pour d’obscures raisons.
Il signera le décret relatif aux élections législatives et présidentielle coupant ainsi la voie aux voix qui appelaient à leur report. Il s’est abstenu après quoi de donner suite au projet d’amendement du Code électoral voté par l’ARP et validé par l’Instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des lois. Son état de santé certes déclinant n’en était pas la cause. Il ne voulait pas heurter, nous dit-on, sa conscience et se faire violence. Ce projet, qui vise à moraliser la vie politique et à la protéger des puissances de l’argent et des forces des ténèbres, n’a pas, il est vrai, vocation universelle.
Il est venu trop vite et trop tard pour ne pas éveiller des soupçons d’exclusion. De quoi renforcer le mutisme de BCE qui a mené uen bataille homérique contre l’exclusion d’où qu’elle vienne. Question de calendrier. Il ne s’y serait pas opposé un an plus tôt. On ne change pas la règle du jeu au cours de la compétition. Il se savait soutenu, sondages à l’appui, par une majorité de Tunisiens. Les politiques qui s’y opposaient se sont vu déconnectés du pays réel et se sont mis une fois de plus hors jeu. Juriste et avocat, BCE a toute sa vie plaidé pour revendiquer et dire le droit. Ce n’est pas à 92 ans, en luttant contre la maladie, qu’il va se renier. Son geste a enflammé la meute des vierges effarouchées qui y ont dénoncé une violation de la Constitution et menacé d’escalade. Le Président a du coup rebattu les cartes. Pour tout testament, il a pour ainsi dire ébauché l’esquisse d’une nouvelle carte politique loin d’être à l’avantage de ses protégés et alliés d’hier qui se sont ligués contre lui. Les dégâts collatéraux n’en sont qu’à leur début. Et déjà Ennahdha qu’on imaginait hermétiquement fermée à toute dissonance se fissure et menace même d’implosion. Ses alliés dans la coalition gouvernementale étalent déjà leurs divisions et leurs querelles désormais sur la place publique.
La silhouette de BCE plane sur les prochaines élections. Et si cet homme rompu aux subtilités de la politique n’avait étreint ses alliés d’hier que pour mieux les étouffer ? Aurions-nous à ce point tout ignorer de sa stratégie, de ses intentions au risque de l’avoir accablé à cause d’une alliance politique qui paraissait contre nature, mais au final assez productive ? L’avenir nous le dira.
Que n’avons-nous, depuis des millénaires, dit de nous-mêmes ? Combien de fois a-t-on entendu dire – presque à raison – que la Tunisie, c’est l’ingratitude faite pays. Qui n’a jamais été reconnaissante aux grands hommes et femmes qui l’ont servie et portée sur les fonts baptismaux. Et si reconnaissance il y eut, elle a été toujours à titre posthume comme pour se donner bonne conscience. Il en a toujours été ainsi. A cette exception près que la mort du président BCE – un certain 25 juillet –signe prémonitoire – a réconcilié les Tunisiens avec leur présent.
Elle leur a rendu leur grandeur, leur dignité, leur sens d’honneur et de la gratitude et leur rang dans le monde. L’hommage rendu au Président Essebsi était à la mesure de la stature de l’homme, de ce qu’il est, de ce qu’il voulait faire et de ce qu’il avait incarné pendant toute une vie. Un hommage exceptionnel pour un homme exceptionnel. Sa mort a sonné comme une forme de résurrection. L’émotion et la douleur du peuple de Tunisie étaient à la hauteur de son attachement à sa personne, à ses idées et à son action. Il ne s’est jamais laissé griser par le pouvoir. Il avait tout à la fois le sens de l’Etat et de l’humain.
A chacune de ses rencontres et de ses sorties diplomatiques, ici et ailleurs, les grands de ce monde – qui lui ont rendu un vibrant hommage – ont vite fait de comprendre que la Tunisie est certes une petite géographie mais que c’est une grande histoire. Sa voix porte et son message se fait entendre. La standing ovation qui l’a salué tout au long de son parcours funèbre par une marée humaine et une immense présence féminine est l’expression d’une croyance collective que la révolution, celle des libertés et de la dignité, c’est lui : il l’a sauvée de ses excès et de ses dérives. Que la transition démocratique, c’est encore lui : il en fut l’acteur majeur et le principal artisan. Que la souveraineté nationale et l’indépendance, c’est toujours lui. Autant dire qu’il y aura un avant et un après Béji Caïd Essebsi.
Les prétendants à la magistrature suprême qui font florès en sont avertis. Il a placé la barre si haute pour éveiller et entretenir à jamais la vigilance des électeurs.
(Publié sur les colonnes de L’Économiste Maghrébin n°762 du 7 août au 4 septembre 2019)