L’évaluation scientifique de l’efficacité des politiques visant la lutte contre la pauvreté dans le monde. Tel était le sujet privilégié par le Jury du Prix Nobel d’Économie 2019 (PNE-2019).
En effet, les récipiendaires du Prix Nobel d’Économie 2019 sont trois économistes américains dont l’une est d’origine française et l’autre d’origine indienne. Ce sont respectivement Michael Kreme (Harvard University); Esther Duflo (MIT University); et Abhijit Banerjee (MIT).
Leurs publications et approches fondées sur les données probantes peuvent profiter à de nombreux pays engagés dans la lutte contre la pauvreté. Et ce pour agir efficacement, sans jeter l’argent public par la fenêtre. Ou encore distribuer des paquets de spaghettis ou de riz. Sans savoir si cela réduit la pauvreté ou la renforce indirectement, par l’assistanat et le populisme politique.
Ainsi, les trois chercheurs ont développé de nouvelles méthodes d’évaluation et des algorithmes statistiques. Il sont à la disposition des évaluateurs du monde entier. De ce fait, ils peuvent profiter à la Tunisie, pays en proie à une pauvreté rampante, multiforme. Et de plus en plus politisée à des fins électoralistes, peu éthiques et populistes dans une large mesure.
Mais regardons ensemble ce que ces chercheurs ont développé. Et voyons comment cela peut profiter aux ministères et aux organisations caritatives agissant contre la pauvreté en Tunisie.
D’abord, les trois chercheurs récompensés par le Prix Nobel d’Économie 2019 ciblent la pauvreté comme sujet de recherche comportementale et micro-économique. Ils parient sur les techniques d’évaluation des performances de politiques de lutte contre la pauvreté, partout dans le monde.
Hypothèses et méthodes
Aussi, ils ont émis l’hypothèse postulant que cette lutte par les politiques et programmes publics ne donne pas toujours des résultats satisfaisants et durables. Et ce, pour identifier les leviers qui font pourquoi certaines politiques fonctionnent et d’autres pas.
Pendant plus d’une décennie, ils ont plaidé en faveur de la systématisation des évaluations. Par le recours aux méthodes scientifiques et protocoles codifiés d’avance. Et ce, indépendamment des secteurs d’interventions: santé, éducation, services sociaux. Pour ce faire, ils ont parié sur les approches expérimentales et quasi-expérimentales. En mesurant chez les gens ayant réussi à sortir de la pauvreté, ce qui imputable à leur propre volonté et attributs individuels. Versus ce qui imputable au programme de lutte à la pauvreté évalué.
Ensuite, ils innovent sur deux plans. Un, ils s’appuient sur les analyses quantitatives et micro-économiques. Plutôt que qualitatives et macroéconomiques; comme le font généralement les gouvernements et les organisations d’aide au développement.
Deux, ils valorisent le concept de la contre-factualité. Ce concept développé par un philosophe allemand du 12ème siècle. Et qui mesure les vrais changements du bien-être chez les individus. Par comparaison hypothétique des résultats obtenus chez chaque bénéficiaire d’un programme public donné à son contre-factuel, soit lui-même, s’il n’avait pas bénéficié du programme à évaluer. On compare donc le bénéficiaire du programme à ce qu’il serait devenu s’il n’en bénéficiait pas.
Et cette comparaison se fait par constitution des deux groupes (idéalement constitués de manière aléatoire) représentatifs. Un groupe recevant l’aide publique et l’autre pas (groupe de contrôle). Chacun des deux groupes prend des mesures avant et après l’intervention.
Résultats et enseignements
Cette méthode, dite méthode d’évaluation d’impact contre-factuel, a été appliquée avec succès sur des sujets très variés, tels que: la politique éducative; le programmes de financement en espèce des plus pauvres; les politiques de santé publique dans les pays pauvres.
À chaque fois, ils constituent deux groupes aléatoires (randomized controlled trials), en colletant des données codées et régulièrement sur les deux groupes. Et ce en dépit de certaines réticences, voire même le refus des ONG et décideurs gouvernementaux ne croyant pas à l’importance de l’évaluation des politiques publiques.
Ils ont démontré qu’en contexte de lutte contre la pauvreté, il ne faut pas confondre entre cause et symptômes de la pauvreté. Par exemple, ils ont trouvé que distribuer des produits alimentaires (macaroni, sucre, riz, etc.) agit sur les symptômes plutôt que sur les causes du véritable problème de pauvreté.
Ils ont trouvé aussi que les problèmes de mortalité infantile, de décrochage scolaire, de sous-alimentation, de délinquance, etc. sont moins tributaires des programmes d’aides conjoncturelles. Ils sont avant tout tributaires de l’autonomisation des femmes, de leur éducation et de leur accès aux terres productives, par héritage ou par microcrédit.
A cet égard, les travaux de ces chercheurs suggèrent que la priorité doit être accordée à l’éducation des mères, à l’accès aux soins de santé, à la représentation électorale ou à la législation sur l’âge matrimonial. Ces mesures sont efficaces pour lutter contre les problèmes susmentionnés.
No one siz fits all
De cet fait, le futur gouvernement tunisien a tout intérêt à donner la priorité aux politiques efficaces de lutte contre la pauvreté, telles que: l’accès à l’éducation; l’accès au crédit (ou à la subvention); les interventions de santé publique; l’autonomisation des femmes. Et, plus important encore, à adopter des politiques fondées sur l’évaluation des politiques publiques. En tenant compte des spécificités sociodémographiques, géographiques, socio-économiques et culturelles de la population tunisienne.
Certes, il n’y a pas de solution unique (no one siz fits all). Et des critiques se sont faites entendre. Elles suggèrent que la randomisation dans la recherche des lauréats du prix Nobel ne répondait pas nécessairement aux questions de pauvreté de manière plus définitive. Les réponses à de telles questions déterminent en grande partie le nombre de recherches empiriques qui seront menées en Tunisie. Et ce, pour montrer quelles approches et politiques en matière de lutte contre la pauvreté devraient être priorisées.
Le futur gouvernement tunisien se doit donc de systématiser les évaluations de la performance de ses politiques sociales et régionales. Afin d’éviter de continuer à gaspiller par saupoudrage et improvisation les ressources budgétaires… En spoliant toujours plus les payeurs de taxes.
Enfin, les algorithmes développés pour ce genre d’évaluation (contrefactual impact analysis) sont aujourd’hui accessibles à tous les chercheurs et gouvernements. Et notamment par le logiciel STATA, logiciel d’analyses de données. Les évaluateurs tunisiens, ceux agissant au sein du gouvernement, comme dans les organisations non gouvernementales doivent maîtriser ces techniques. Pour aider le gouvernement à mieux optimiser l’impact de ses interventions, éviter le gaspillage des deniers publics… Dire halte à la mal gouvernance endémique des rares ressources budgétaires disponibles.