Le Cercle Kheireddine a organisé, au cours du mois de novembre 2019, une conférence-débat sur « la mobilité urbaine et la crise des transports publics dans la région du Grand Tunis ». Et ce en raison de la très grave détérioration de la qualité de ce service public fondamental et de la souffrance dans laquelle sont plongés quotidiennement des centaines de milliers d’usagers. Les deux conférenciers ont été Abdellatif Baltagi, Consultant international, économiste du transport et Salah Belaïd, ancien PDG de la TRANSTU.
En effet, le thème de la mobilité urbaine et la crise des transports publics n’a pas une portée régionale, mais nationale ; le cas de l’agglomération tunisoise n’étant qu’un cas illustratif de toutes les grandes agglomérations tunisiennes.
Mode de gestion monopolistique!
En dehors du transport routier non régulier (taxis individuels, taxis collectifs et taxis grand tourisme), et de quatre sociétés privées de petite dimension assurant le transport par bus sous forme de places assises, le transport en commun est assuré par la TRANSTU. Un (quasi) monopole public exercé sous forme de régie. C’est-à-dire une administration du secteur par l’Etat qui décide des tarifs, des recrutements, des investissements, des subventions et de toutes les décisions importantes, conférant au PDG un rôle de simple administrateur.
Ce mode de gestion monopolistique a donné lieu d’une part, à une très forte augmentation des coûts (statut public des agents, intégration de plus de 1200 agents travaillant dans le cadre de la sous-traitance, avancement automatique des agents, faible application des mécanismes incitatifs –gratifications et sanctions-, application de la gratuité ou de la quasi-gratuité des tarifs à certaines catégories d’usagers –étudiants, personnel des services militaire et de sécurité,…). Et d’autre part, à un blocage des tarifs depuis seize ans (année 2003), à l’exception d’une augmentation de 6 % réalisée en 2010.
La fusion de la SMLT et de la SNT a eu lieu en 2004 de manière précipitée. Il est venue ajouter aux difficultés en créant une entreprise devenue ingérable. Il en a résulté un blocage des tarifs et une augmentation rapide des charges conduisant au déficit, puis à la baisse de la capacité d’investissement. Cette fusion a donné lieu à une diminution du parc en circulation ainsi qu’à la réduction des recettes et, par voie de conséquence, à un déficit exponentiel.
La crise de la TRANSTU
Entre 2003 et 2019, la TRANSTU a vu ses tarifs augmenter de 6 %, tandis que ses charges (personnel, carburant, acquisition de bus et de pièces de rechange) ont été multipliées par 3, voire par 4.
De la sorte, entre 2016 et 2018, le déficit annuel de la TRANSTU a dépassé les 150 MD. A fin 2018, ses dettes cumulées ont atteint 800 millions de dinars (800 MD). Sa situation financière était devenue telle, toujours en 2018, que le cumul de son chiffre d’affaires (53 MD) et de la compensation budgétaire de l’Etat (136 MD) ne parvenaient à couvrir que moins de 80 % de ses seuls frais de personnel (236 MD). Le sureffectif ainsi que la baisse continue de la productivité étaient tels que le nombre d’agents affectés par bus a atteint 6,8 en 2018 (contre 4,7 en 2010).
De 966 bus en circulation en 2010, le nombre est tombé à 700 en 2018. Le taux de disponibilité du matériel roulant du métro est inférieur à 60%. L’âge moyen du matériel dépasse les 30 ans. Quant à ceux des trains de TGM, ils datent de 1978. Ils sont dans un état médiocre. La TRANSTU n’a plus les moyens de développer son parc, ni de le rénover, voire de le réparer du fait qu’elle est en quasi cessation de paiement vis-à-vis de ses fournisseurs historiques. Ils n’acceptent plus de répondre à ses appels d’offres.
Il était bien question de développer le transport public à travers un projet ferroviaire ambitieux (projet du Réseau Ferroviaire Rapide, ou RFR) devant irriguer les axes principaux du Grand Tunis. Et ce à travers un réseau d’une longueur de 85 km, dont un tronçon de 18 km reliant la Place Barcelone à Gobbâa (Manouba) ont été engagés. Ils sont pratiquement en voie d’achèvement. Mais faute d’avoir protégé les emprises des phases ultérieures, celles-ci ont été occupées par de l’habitat spontané et doivent être revues de fond en comble.
Comment sortir de la crise
Pour sortir de la crise des transports publics, une restructuration profonde de la TRANSTU s’avère indispensable. Et ce tout en tenant compte de la limitation des ressources budgétaires de l’Etat, accompagnée par une révision de son mode de gestion ainsi que par un ensemble de réformes et de mesures. Il s’agit notamment de :
- L’organisation d’un partenariat public – privé, avec un (ou des) partenaire(s) stratégique(s) du métro léger et du réseau TGM, sur la base de la prise en charge par ledit partenaire du coût de la rénovation, réhabilitation et/ou de l’acquisition de matériel roulant neuf et de ses besoins de fonctionnement pour satisfaire toute la demande ;
- Une plus grande ouverture aux opérateurs privés pour le transport en bus. Et ce tout en prenant soin de concéder à chacun, d’entre eux, un ensemble de lignes bénéficiaires comme des lignes moins bénéficiaires. Cette mesure doit être précédée par une mise en confiance des opérateurs privés actuels en apportant une solution aux immenses difficultés dont ils souffrent depuis des années (très faible ajustement des prix au regard des charges, propagation inconsidérée des taxis collectifs et du transport clandestin, refus de toute demande d’examen de nouvelles concessions, voire de révision de celles qui existent, …) ;
- Une facturation aux prix réels du transport aux ministères concernés par l’octroi d’abonnements à tarifs réduits (élèves et étudiants) ou par la gratuité du transport (personnel militaire et de sécurité, handicapés, blessés de la Révolution … ) ;
- L’instauration de couloirs strictement réservés aux transports publics. La question des espaces réservés ne concerne pas seulement les transports publics, mais également la mobilité en vélo et la marche à pied. Ceci signifie la réservation de pistes cyclables et le traitement des trottoirs. Objectif: permettre une mobilité sécurisée pour tous, en particulier ceux qui souffrent de handicaps ;
- La mise à niveau du secteur de l’industrie du transport des bus et autobus. Ce secteur est aujourd’hui maintenu dans le montage de véhicules de transport public d’ancienne génération. Il réponds de moins en moins aux normes européennes en vigueur et aux exigences du passage au transport électrique ;
- D’autres mesures importantes doivent être prises dans la perspective de la restructuration de la TRANSTU, notamment son assainissement social. Elles doivent être prises à la lumière des progrès accomplis sur les autres fronts.
- Création d’une Autorité Régionale Organisatrice des Transports Terrestres (AROTT) dans le Grand Tunis (en application de la loi d’orientation des transports terrestres 2004/33), sous l’autorité du Chef de Gouvernement. Elle doit inclure notamment les ministres du Transport, des Finances, des Collectivités locales et de l’Environnement, de l’Equipement, de l’Aménagement du Territoire et de l’Habitat, du Développement et de la Coopération Internationale ;
La diversification des sources de financement
La tarification des transports publics, même révisée à la hausse, ne peut permettre de couvrir la totalité des frais d’exploitation. Il est temps, aujourd’hui, à l’instar de nombreuses agglomérations dans le monde, de faire contribuer les bénéficiaires des transports collectifs (entreprises et organismes publics ou privés, bénéficiaires de la plus-value foncière …) à son financement. Et ce à travers une taxe (appelée « Versement transport » en France, qui pourrait alimenter un « Fonds pour la Mobilité Urbaine pour les agglomérations tunisiennes ») assise sur la masse salariale et la plus-value foncière.
La pleine réalisation du réseau Réseau Ferroviaire Rapide dans le Grand Tunis
L’amélioration des transports collectifs est inconcevable si le RFR se limite à la ligne Place Barcelone-Gobbâa. Il est vrai que, entre-temps, les emprises initialement prévues ont été occupées par de l’habitat et des activités anarchiques. Mais les tracés peuvent être revus afin que l’agglomération tunisoise soit bien desservie par le RFR. Les emprises doivent, cependant, être réservées et protégées avec toute la législation, la rigueur et le suivi nécessaires ;
Il est extrêmement urgent que les pouvoirs publics interviennent pour procéder à la mise en service immédiate du premier tronçon prioritaire de 18,5 km qui relie la Place Barcelone à Gobbâa-Manouba et à Sidi H’cine (lignes D et E). La mise en service de ce tronçon était prévue initialement pour septembre 2013 et la réalisation du projet RFR, avec toutes ses composantes (soit 65 km et trois pôles d’échange multimodaux), était prévue pour 2020.
Des retards considérables sont enregistrés et les autres tronçons ne pourront pas être réalisés en l’état, les emprises ayant été occupées par de l’habitat anarchique. Il faudrait, en conséquence, revoir l’ensemble du projet. Mais les lignes prioritaires D et E, qui desservent le secteur ouest de Tunis, à forte densité d’habitat (plus de 600 mille habitants), peuvent entrer en activité très rapidement.
Depuis quelques jours, le Conseil municipal du Bardo a fait arrêter les travaux de la ligne Place Barcelone – Gobbâa, arguant du fait que le tracé coupe la ville en deux. Cette décision est en contradiction avec un précédent Conseil municipal qui a donné son accord pour le tracé, et elle est particulièrement grave parce qu’elle entraine un coût exorbitant, et constitue une remise en cause pure et simple du projet RFR qui n’est pas un projet de desserte locale, mais un projet d’intérêt national.
C’est aux autorités nationales les plus élevées que revient toute décision le concernant. Si cette ligne RFR entre en activité, la TRANSTU pourrait notamment récupérer les 80 bus qui desservent actuellement cette zone et les affecter à d’autres tronçons.