L’année qui s’achève finit encore plus mal qu’elle n’a commencé. Elle expire dans un fracas de désillusions. 2019 annus horribilis! Et c’est peu dire. Espoirs déçus, attentes trahies. Le doute s’installe partout et pour toujours.
La peur du lendemain pousse à la paralysie. Le discrédit de la caste politique, qui s’est largement exprimé à l’occasion des dernières élections, se mue en une véritable défiance. Et que penser de la légèreté avec laquelle le chef du gouvernement désigné et ses mandataires s’appliquent et s’emploient à former la prochaine équipe gouvernementale. Leur démarche est franchement désespérante. Il n’en faut pas plus pour achever de disqualifier les politiques aux yeux d’une opinion au bord de la déprime.
Et pour cause! Le tableau est si sombre et le ciel si chargé pour que le pays soit ravagé par un sentiment d’inquiétude. L’économie se disloque à mesure que l’Etat étale son impuissance et son incapacité à conduire le changement. Notre modèle social, autrefois érigé en exemple, part en lambeaux ouvrant la voie aux seuls canaux d’affrontements et d’instabilité sociale.
Le pays n’a plus son destin en main. Il ne tient encore que par la grâce des bailleurs de fonds étrangers qui agitent déjà le chiffon rouge signifiant ainsi les limites de leur soutien financier. Ils doutent désormais de notre capacité de remboursement à cause de notre inaptitude à nous réapproprier le sens du travail et de la rigueur sans lesquels on ne saurait retrouver les chemins de la croissance pour redresser l’économie nationale déjà engagée sur la voie du déclin.
Point besoin d’être grand clerc pour décrypter le message. Il nous a manqué ce qui fait la force et la richesse des nations : la détermination et la volonté de nous surpasser pour nous hisser au niveau des plus dynamiques et des plus agiles des puissances économiques. Il eût fallu pour cela une tout autre attitude, celle d’aller jusqu’au bout de l’effort et du sacrifice.
Au lieu de quoi, en neuf ans, nous avons réussi l’exploit d’accumuler, jusqu’au point de non-retour, déficit et dette et d’engager le pays dans un processus de désaccumulation de capital et de destruction de valeur. Nos craintes d’hier et d’aujourd’hui sont bien réelles et pourtant on s’obstine à penser, contre toute évidence, que le pire n’est pas si sûr, qu’il est même exclu. Pas vraiment.
Degré zéro de la politique
Le constat est accablant. Nous touchons le fond. Le plus grave est qu’on continue de creuser encore sans arrêt. Comme si d’avoir atteint le degré zéro de la politique ne réveille en nous ni instinct de survie ni sentiment de dignité.
Le pays s’enfonce jour après jour dans les affres d’une crise profonde qui n’en finit pas de miner le socle de l’économie nationale et de saper le moral de la population. Sans que cela interpelle et fasse réagir les protagonistes d’une sphère politique plus que jamais fracturée, en totale rupture avec les préoccupations nationales. Elle n’a visiblement ni le temps ni l’envie ni même la force morale pour s’alarmer de ses propres dégâts.
Il aurait fallu pour cela une tout autre conception de la politique, fondée sur des convictions et des valeurs qui donnent à l’engagement politique son sens et ses titres de noblesse. On aurait tant aimé que le nouveau chef de gouvernement désigné casse cette effroyable image à l’effet de réconcilier un tant soit peu les Tunisiens avec la politique. On n’en est pas si sûr.
Pour preuve, le pays s’embrase sous l’irruption de foyers d’incendie qui se propagent d’autant plus vite depuis que le Président de la République s’est invité dans le débat en jetant de l’huile sur le feu, à travers des discours pour le moins incendiaires.
Pendant ce temps là, Habib Jemli reste de marbre, tranquille et serein. La passivité, l’indifférence qu’il affiche exaspèrent et inquiètent. C’est pourtant l’avenir de son gouvernement, s’il venait à être formé et investi, aujourd’hui sous les feux de la rampe, qui est visé. Il poursuit ses consultations et ses conciliabules, hors du temps, à son rythme qui est loin de convenir aux exigences du moment. Il s’est lancé dans un marathon, en apparence sans but précis, sans ligne directrice et sans fil conducteur. Et sans se soucier du prix du temps. Sans enfin se rendre compte que ses valses-hésitations ou son indécision traduisent un déficit de détermination qui ne sied guère à un chef de gouvernement. Plus d’un mois et demi pour former un gouvernement « issu des élections » alors que le pays se déchire et vit une situation d’urgence.
Est-ce si difficile que cela? Si tel est le cas, nous sommes en droit de nous poser d’interminables questions au sujet de la cohérence et de la pertinence de ce gouvernement qui tarde à voir le jour.
Prolonger les consultations au-delà de ce qui est nécessaire, jusqu’aux ultimes délais consentis par la loi, n’est pas synonyme de crédibilité, d’efficacité et de notoriété. Il est peu probable que cela soit perçu comme tel.
« Question lancinante: de quel gouvernement pourrait-il s’agir quand les principaux protagonistes, les futurs membres de la prochaine coalition gouvernementale nourrissent les uns à l’égard des autres méfiance, suspicion voire une franche hostilité. »
Le matin Ennahdha, par la voix de Habib Jemli, se rappelle au bon souvenir des apôtres de la révolution. Le jour même, par dépit et en désespoir de cause, en raison de leur intransigeance et de leur surenchère, elle fait les yeux doux aux libéraux de Qalb Touness qu’elle continue, par ailleurs, de vilipender. Bien évidemment, la nuit est réservée aux visiteurs du soir, les maîtres penseurs par qui les décisions arrivent.
Qu’est-ce à dire sinon qu’on donne à penser que le chef du gouvernement désigné s’accommode au fond d’un gouvernement à géométrie variable, une sorte d’ovni politique, qu’il peut naviguer d’une vision à une autre fussent-elles toutes deux opposées.
« Question lancinante: de quel gouvernement pourrait-il s’agir quand les principaux protagonistes, les futurs membres de la prochaine coalition gouvernementale nourrissent les uns à l’égard des autres méfiance, suspicion voire une franche hostilité. »
Entre Ennahdha, Ettayar, Echâab et le mouvement El Karama, il y a certes plus que des nuances, des différences de degré et de nature. Reste qu’ils sont sur une tout autre orbite politique que Qalb Touness au libéralisme affiché aux antipodes de la rhétorique de Mohamed Abbou ou de Zouhair Maghzaoui. A moins que…
Serait-ce faire insulte aux qualités manœuvrières de Habib Jemli que de ne pas lui reconnaître un art consommé en matière de négociations? Se pourrait-il qu’en élargissant à souhait le spectre des consultations, que ses multiples ouvertures sur les factions politiques extrêmes et ses virages supposés à 180° n’aient au fond d’autre finalité que de mettre la pression sur ses alliés naturels et les contraindre à plus de retenue, d’humilité et de concessions en faisant agiter à chaque fois l’épouvantail de Qalb Touness? Qui sait ? Si tel n’est pas le cas, on ne donnera pas cher de la survie de sa formation gouvernementale.
A moins que comble de cynisme et de machiavélisme, Ennahdha, contre toute apparence, cherche, au moyen de multiples prétextes et stratagèmes, à justifier la mise à l’écart de ses encombrants « alliés » pour finalement pactiser avec Qalb Touness plus conciliant, plus accommodant et tout aussi libéral qu’elle l’est elle-même.
Chronique d’un échec annoncé. Quoi qu’il en soit, le bal des rencontres de ces six semaines n’est pas de nature à grandir aux yeux de l’opinion ceux qui sont en charge de la formation du gouvernement. C’est même lui manquer de respect et insulter son intelligence que de laisser croire que le chef du gouvernement présumé puisse arbitrer entre plusieurs choix et scénarios sans lien de parenté politique évident. Comme si un chef de gouvernement pouvait présenter sans risque majeur l’une ou l’autre formation gouvernementale.
L’une et l’autre on peut le comprendre, un mélange des deux cela se conçoit: quelles que soient les différences des deux parties – moyennant un dosage subtil et savant dans un sursaut patriotique dans l’hypothèse d’un gouvernement national au regard de la gravité de la situation. Mais pas l’une ou l’autre, ce qui dénote l’absence de cap, de vision, de projet, d’un véritable programme d’action et de détermination d’un gouvernement dont on est sûr qu’il sera voué à l’échec faute de cohérence globale.
Prochain gouvernement
L’important n’est pas de former un gouvernement à n’importe quel prix au seul but d’être assuré d’une majorité parlementaire aux contours flous et du reste très volatile. Dans ces conditions, le gouvernement risque de se condamner à l’immobilisme et à l’inaction et au final au désordre et à l’éclatement.
Le plus important est que le prochain gouvernement, quelle que soit sa coloration politique, affiche sa solidarité, son unité, en dépit de ses différences, son engagement, son courage politique et sa détermination. Et une vision partagée de la conduite de l’économie et des relations internationales. Ces qualités ne seront pas de trop pour sonner le réveil, provoquer un sursaut national, remettre le pays au travail et les entreprises, qui n’en peuvent plus, en ordre de marche.
Le prochain gouvernement sera largement privé de moyens financiers et de marge de manœuvre… Il ne pourra compter que sur sa force de conviction et sa capacité d’entraîner, de fédérer et de mobiliser. A charge pour lui d’être en tous points et en toute circonstance exemplaire.
Le prochain gouvernement sera celui de tous les défis: parer au plus pressé et inscrire son action dans la durée à moyen et long terme. Il doit soulager les finances publiques tout en mettant fin à l’enfer fiscal. Le prochain gouvernement doit secourir les sans-abri, les sans emploi, protéger les pauvres d’hier devenus plus pauvres et les nouveaux pauvres d’aujourd’hui qui ne trouvent plus de place au sein de la classe moyenne qui se rétrécit comme peau de chagrin.
Il doit protéger les Tunisiens des maladies, des épidémies qui resurgissent du fond du passé, de la criminalité et du terrorisme. Le prochain gouvernement aura aussi l’obligation, s’il veut laisser son empreinte, d’engager dans l’immédiat les nécessaires réformes structurelles, si difficiles soient-elles.
Il y a besoin d’expliquer les enjeux, d’associer, d’impliquer, de développer toute une pédagogie, une véritable ingénierie pour réformer l’Etat, la fiscalité, l’enseignement, le marché de l’emploi, les retraites. Pour réduire son propre périmètre et celui de ses entreprises aujourd’hui en piteux état. En quasi-mort clinique.
Il doit surtout rétablir l’autorité de l’Etat et la force de la loi pour restaurer la confiance et la sécurité juridique des investissements qu’il doit libérer en même temps que l’initiative privée des dédales et du maquis bureaucratique… Quoi de plus évident, nécessaire et urgent que de libérer l’investissement pour libérer la croissance, améliorer nos infrastructures pour expurger l’environnement des entreprises de ses multiples scories et obstacles et retrouver l’attractivité du site Tunisie.
S’il y parvient, tout deviendra possible. Car le potentiel y est. L’envie également. Il suffit d’un déclic, d’un simple signal, d’un geste de réconciliation nationale et d’apaisement social et sociétal pour que l’économie retrouve ses ressorts et ses leviers de croissance.
Pour mettre fin au gâchis provoqué par cette décennie perdue, pour rien. Un large effort collectif et nous aurons quelques raisons d’espérer. L’espoir n’est jamais gratuit.
Puissions-nous y contribuer tous autant que nous sommes du mieux que nous le pouvons en 2020. C’est notre vœu le plus cher à la veille de la nouvelle année.
Bonne et Heureuse année.