Elyes Fakhfakh réussira-t-il là où son malheureux prédécesseur Habib Jemli a échoué ? Rien n’est écrit d’avance et rien n’est moins évident.
Le nouveau chef de gouvernement, désigné par le Chef de l’Etat dans des conditions mystérieuses et pour le moins incompréhensibles – ce qui n’enlève rien à ses qualités. Elyes Fakhfakh n’est pas un inconnu de la scène politique. Il fut par deux fois ministre du gouvernement de la Troïka. Au tourisme d’abord, avant d’être promu au rang d’argentier national, à la tête du ministère des Finances. Elyes Fakhfakh évita de peu le naufrage à la suite de l’effondrement d’Ettakatol qui a disparu des écrans radars de la vie politique. Il refait surface par la seule force de son caractère et son goût pour le combat politique à l’occasion des récentes élections présidentielles.
Sa campagne, sans doute l’une des plus abouties, ne fut pas couronnée de succès, loin de là. Il était crédité en dépit de son programme, de la tonalité de son discours et de ses capacités oratoires, d’à peine 0,34%. Pas de quoi pavoiser. Un score qui ne présage en rien d’un rebond politique de sitôt. Sauf que la politique en Tunisie a depuis une dizaine d’années des raisons que la raison ignore.
A défaut de ressusciter Ettakatol, Elyès Fakhfakh n’a jamais quitté l’arène politique. Il en connaît les règles, les subtilités, les ressorts et les voies les plus impénétrables pour y accéder et ne jamais en ressortir. Cela lui suffira-t-il aujourd’hui pour passer le cap à la tête d’un gouvernement bénéficiant de l’onction de l’ARP ?
« Elyes Fakhfakh évita de peu le naufrage à la suite de l’effondrement d’Ettakatol qui a disparu des écrans radars de la vie politique ».
Il ne dispose que d’un mois quand Habib Jemli s’est égaré dans les méandres de ses consultations deux mois durant. Moins de temps et plus de contraintes et donc plus de pression. Une seule équation à multiples variables à haut risque.
Contrairement à son prédécesseur, sa proximité du monde politique et sa forte personnalité ne l’ont pas exposé à l’indifférence ou au scepticisme ambiants. Elles lui ont même valu un accueil favorable. Tout ou presque le différencie de Habib Jemli qui fut retoqué par l’ARP, alors même qu’il était promu par Ennahdha, arrivé en tête des élections législatives.
Depuis, le parti de Rached Ghannouchi ne semble pas avoir digéré le choix qui fut le sien. Le premier annoncé avait des idées assez simplistes pour pouvoir s’imposer dans un univers politique par trop complexe. Le second, au contraire, se drapait de résolutions par trop complexes quand il pouvait faire beaucoup plus simple.
Habib Jemli était hésitant, sans boussole ou presque, naviguant à vue, selon les humeurs du jour et les vents du moment, dans le tourbillon de la vague révolutionnaire et les eaux plutôt calmes des mers du sud rafraîchies d’écume sociale-libérale. Pour au final, comme cela devait finir, se noyer et perdre sur les deux tableaux. Chronique d’un naufrage annoncé !
Tout autre est l’attitude d’Elyès Fakhfakh. Sitôt désigné, il paraissait sûr de lui et même dominateur, dopé qu’il est par le souffle et la vague populiste qui a porté le Président de la République, Kaïs Saïed, à la tête de l’Etat. Il savait ce qu’il voulait et tenait à le faire savoir.
Obstiné jusqu’à l’entêtement, il n’a pas fait mystère de la ligne de démarcation politique qui a présidé à ses choix dont le seul effet a été de diviser, de fracturer et de réveiller les démons d’un pays qui tarde à se réconcilier. Il est censé être le plus apte à former un gouvernement de la dernière chance. Il s’est voulu, sans que rien ne l’y oblige, plutôt proche de la mouvance présidentielle.
Au risque de perdre sa capacité de rassembler, de fédérer, de construire autour de lui, à défaut d’un consensus, un large consentement dont il aura besoin pour mener à bien les réformes qu’il promet, loin d’être une simple promenade de santé. Rattrapé par sa culture partisane qui lui a fait oublier qu’en politique seul prime l’art du compromis ? Sans doute.
C’est le genre d’erreur dont il aura du mal à s’en défaire. Ceux du temps de la Troïka qui prônaient, sabre en l’air, l’exclusion, furent les premiers et les seuls exclus et sortis du jeu politique. On ne reconstruit pas un Etat en piétinant la dignité de ses prétendus adversaires sans qu’eux-mêmes se déclarent comme tels.
Qalb Tounes, puisque c’est de lui qu’il s’agit, deuxième parti politique par le poids de ses représentants à l’ARP, n’a affiché à aucun moment sa volonté et son souhait de s’inscrire dans l’opposition. C’est d’ailleurs son droit s’il venait à le faire, et souvent même son devoir. Lui seul pourrait assumer cette responsabilité.
Il n’appartient pas au chef du gouvernement de dessiner la carte politique du pays avant que les protagonistes ne se déclarent eux-mêmes. La ligne qui sépare l’arbitraire des règles de compétition politique en démocratie est si mince qu’il faut se garder du moindre manque de discernement. On ne choisit pas ses adversaires politiques au risque de porter atteinte et de compromettre notre marche vers la démocratie.
« On ne reconstruit pas un Etat en piétinant la dignité de ses prétendus adversaires sans qu’eux-mêmes se déclarent comme tels ».
Elyes Fakhfakh, en se rangeant sous la bannière du chef de l’Etat, lequel, en apparence du moins, ne lui demandait pas tant, a provoqué un tollé général et même mis le feu aux poudres au sein de l’ARP là où se joue et se décide le sort du gouvernement qu’il se prépare à former.
Son discours clivant qui rappelle en creux celui du chef de l’Etat, l’a paradoxalement affaibli vis-à-vis même de ses alliés naturels. Il a, contre toute attente, scellé le rapprochement des ennemis d’hier, Ennahdha et Qalb Tounès et réduit ses chances de succès.
Le premier craint que le rejet, l’exclusion du second ne préfigure la création d’une vaste majorité de centristes socio-libéraux qui va de Qalb Tounes au Parti destourien libre à laquelle se joindraient indépendants et le groupe parlementaire baptisé Coalition de la réforme nationale.
Ennahdha y perdrait sa première place et les velléités hégémoniques qu’on lui connaît. Sans compter qu’il ne voit pas d’un bon oeil grandir l’influence du chef de l’Etat ouvertement revendiquée par Elyes Fakhfakh qui le met ainsi dans une posture de Premier ministre.
Et si cela pouvait avoir une quelconque conséquence sur le sort de notre système politique assez hybride, partagé entre un parlementarisme tronqué et un présidentialisme qui n’ose pas dire son nom ? Elyes Fakhfakh saura-t-il et pourra-t-il sortir de cette situation difficile dans laquelle il s’est lui-même placé ? Serat- il en capacité de passer en force, de gagner son pari tout en restant droit dans ses bottes en faisant la sourde oreille aux demandes pressantes d’Ennahdha et même de Tahya Tounes qui l’a proposé, du moins officiellement, au poste de chef de gouvernement ?
ll n’est pas sûr que les partis voteront l’investiture du gouvernement Fakhfakh par peur de dissolution de l’ARP et d’élections anticipées ou par crainte de voir le pays déjà frappé de paralysie, tomber dans un coma cérébral. On n’imagine pas des partis politiques dignes de ce nom se résigner ainsi ».
Pourra-t-il, alors que le temps lui est compté, concocter un compromis de la dernière heure qui lui évite de perdre la face tout en aménageant une voie d’entrée, fût-elle étroite et détournée, à Qalb Tounes ? Qui se prêterait à un tel exercice sans y laisser des plumes et s’y discréditer ? Ultime scénario, et dans l’espoir d’éviter le naufrage, aujourd’hui sinon demain, quand il lui faut disposer d’une majorité qualifiée, Elyes Fakhfakh saura-t-il réprimer son tempérament, ajuster son discours et sa démarche ?
Cela n’a rien d’infamant en politique, s’il parvient ainsi à élargir ses appuis et sa ceinture politique sans exclusion ni exclusive. Il ne sera pas démonétisé pour autant et il aura d’autres occasions pour asseoir et faire valoir son leadership en s’appuyant sur sa propre capacité de gouverner.
« ll n’est pas sûr que les partis voteront l’investiture du gouvernement Fakhfakh par peur de dissolution de l’ARP et d’élections anticipées ou par crainte de voir le pays déjà frappé de paralysie, tomber dans un coma cérébral. On n’imagine pas des partis politiques dignes de ce nom se résigner ainsi ».
Et de leadership, il en faut et des plus forts pour agir et mener les nécessaires et difficiles réformes sur lesquelles il s’est engagé. Et pas des moindres : la réforme de l’Etat qu’il faut dépoussiérer et alléger de ses scories bureaucratiques, celle de l’Education qui part en vrille, de la Santé qui n’a jamais été autant malade, des Caisses de sécurité sociale qui vivent leur plus grave période d’incertitude et d’insécurité.
Et que dire des réformes des dépenses de compensation dont tout le monde parle mais que personne n’ose aborder, et celle des entreprises publiques qui ont perdu à force de dérives déficitaires jusqu’à leur légitimité ? Et fin des fins, l’épineuse intégration de l’économie informelle dans les circuits de l’Etat dont il faut restaurer le prestige et l’autorité. Vieille antienne, reprise chaque fois en choeur par ses prédécesseurs qui se sont succédés sans succès. Elyes Fakhfakh pourra-t-il réussir là où tous sans exception ont lamentablement échoué ?
Laissant derrière eux un pays exsangue, ravagé par l’inflation, le recul de la croissance, outrageusement endetté et réduit à la mendicité internationale. Tâche titanesque s’il en est. Il ne parviendra jamais sans un véritable sursaut national. Il a besoin de ce fait du plus large rassemblement possible pour obtenir l’investiture de son gouvernement.
Restaurer aussitôt la confiance et l’Etat de droit, libérer l’investissement et la croissance, engager dans l’immédiat les réformes les plus urgentes pour voir apparaître les premiers signes d’amélioration. Il n’en faut pas moins pour réconcilier les Tunisiens avec la politique, donner une perspective aux jeunes qui ne trouvent rien de mieux, à quelque niveau de compétence qu’ils soient, que le chemin de l’exil. Elyes Fakhfakh pourra-t-il, s’il venait à réussir son examen de passage, les faire rêver et les réenchanter ? Et donner à force d’écoute et d’humilité à l’ensemble du pays de nouvelles raisons d’espérer.