L’enseignant-chercheur en droit public et en sciences politiques Khaled Dabbabi apporte son éclairage sur la polémique sur la délégation de pouvoir au chef du gouvernement (articles 70) et 80 de la Constitution tunisienne.
Pourriez-vous nous présenter les articles 70 et 80 de la Constitution tunisienne ? Pourquoi créent-ils la polémique sur la scène politique actuellement ?
L’article 80 permet au président de la République de prendre les mesures nécessaires pour faire face à un péril imminent menaçant l’intégrité nationale, la sécurité nationale ou l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics.
En effet, l’article 80 a pour effet de concentrer entre les mains du président de la République, tous les pouvoirs étatiques. Ainsi, pendant toute cette période, la séparation des pouvoirs n’est plus la règle. Le chef de l’Etat exerce, à lui seul, la totalité du pouvoir exécutif. Par conséquent, il efface aisément tout le pouvoir législatif. Il détient entre ses seules mains des pouvoirs pratiquement à peu près absolus.
Ainsi, toutes les dispositions constitutionnelles sont mises à l’écart. Et c’est l’article 80, lui seul, qui régit tout l’ordonnancement constitutionnel et politique de l’Etat. Autrement dit, tout au long de cette période de crise, toute l’organisation constitutionnelle de l’Etat « est réduite à la seule organisation prévue par l’article 80. Dans les circonstances exceptionnelles, le président de la République se substitue au gouvernement, au parlement et à tous les pouvoirs publics. Le président de la République prend toutes les mesures qu’il estime nécessaire. A lui seul, il incarne la nation. Et agit en son nom. Il exerce ce que la doctrine constitutionnelle qualifie de « dictature constitutionnelle ».
Quant à l’article 70, il permet dans son paragraphe 2 à l’ARP d’habiliter par une loi, le chef du gouvernement, pour une période ne dépassant pas deux mois et en vue d’un objectif déterminé, à prendre des décrets-lois dans le domaine de la loi.
Par cette technique, le Chef du gouvernement ne va plus prendre des décrets qui relèvent de son pouvoir réglementaire classique (décrets d’exécution, décrets complémentaires et décrets autonomes) mais des décrets dans le domaine de la loi réservé au législateur et prévu par l’article 65 de la Constitution. En édictant des décrets-lois, le chef de l’exécutif peut légiférer à titre initial, modifier des lois existantes ou même les abroger.
Toutefois, tous les décrets lois pris doivent être approuvés par le parlement. Avant l’approbation, les décrets lois, normes juridiques émanant de l’exécutif, restent de simples actes administratifs contrôlables par le juge de la légalité, le juge administratif.
Autrement dit, bien que pris dans le domaine de la loi. Les décrets-lois ne sont pas des actes législatifs mais restent des décrets réglementaires. Ces derniers n’acquièrent une valeur législative qu’après leur approbation par l’ARP. Les décrets-lois non approuvés par contre deviennent caducs et cessent d’exister dans tout l’ordonnancement juridique.
Pensez-vous que le Chef du gouvernement a besoin, à la lumière de la situation actuelle, de la délégation du pouvoir au Chef du gouvernement ?
La technique des décrets lois est une technique d’origine française. En France, la pratique des décrets-lois a vu le jour pour la première fois sous la IIIème République. L’inefficacité du travail parlementaire, a conduit durant la première guerre mondiale à la première loi de pleins pouvoirs. A cette époque, le parlement français a doté le gouvernement Clemenceau des pleins pouvoirs en matière de ravitaillement. Et ce pour la durée de la guerre et pour les six mois qui suivraient la fin des hostilités.
C’est dire que la technique des décrets-lois est une technique de crise et de guerre. On vit dans une crise maintenant en Tunisie. Il s’agit de la propagation du Covid-19. La technique de l’habilitation est la technique idéale. Elle permet d’affronter d’une manière efficace et rapide les conséquences socio-économiques de la crise sanitaire épineuse qu’on vit.
Ainsi, une telle habilitation devient même vitale et décisive. Dans la mesure où jusqu’à aujourd’hui, le président de la République n’a pas décrété l’Etat d’urgence. Il ne suffit pas que les deux décrets pris par le chef de l’Etat mentionnent dans leurs visas l’article 80 pour qu’on puisse parler de la déclaration de l’Etat d’exception et l’exercice par voie de conséquence comme j’ai dit de la dictature constitutionnelle par le président de la République.
Il n’est pas possible de décréter l’Etat d’exception d’une manière indirecte ou implicite. Elle se fait par une décision claire, sans équivoque et publiée au JORT. En France (la source et la référence en la matière), en avril 1961, le Général de Gaulles sur la base de l’article 16 (l’équivalent de l’article 80 en Tunisie) a déclaré par une décision publiée au Journal Officiel l’état d’exception. Dans l’article 1er de cette décision, on trouve aisément ce qui suit: « Il est fait application de l’article 16 de la Constitution« . Or, jusqu’à la rédaction de ces lignes, une telle décision publiée au JORT n’existe pas encore.
Pourquoi l’ARP n’a pas accéléré le processus de l’habilitation au profit du Chef du gouvernement ?
Cette lenteur et ce manque de réactivité de la part de l’ARP ne me surprennent pas. Le Parlement Tunisien a toujours très mal fonctionné. La particratie et les petits calculs inutiles dans une telle conjoncture de crise dominent l’ARP.
D’ailleurs, le Parlement Tunisien doit comprendre qu’il n’est jamais un co-pouvoir exécutif. Il n’est là que pour soutenir le pouvoir exécutif et le contrôler s’il abuse de ses prérogatives. Dans toutes les démocraties même parlementaires, c’est l’Exécutif qui mène la politique générale de la nation en temps normal et en temps de crise. Par ailleurs, les parlements ne gouvernent jamais. Mais doivent permettre à l’Exécutif de gouverner et de faciliter l’exercice de ses tâches.
Y a-t-il un risque de dérive de la part du Chef du gouvernement ?
Bien sûr que non. Comme je l’ai explicité, tous les décrets lois pris par le Chef du gouvernement sont toujours contrôlés. Contrôlés par le juge administratif avant l’approbation et par le pouvoir législatif lors de l’approbation. L’État de droit, la Constitution et l’équilibre des pouvoirs sont bel et bien respectés.