Asma Bouraoui Khouja est Economiste et Team leader du Cluster croissance inclusive et développement humain auprès du PNUD Tunisie. Elle dresse la liste des impacts du Covid-19. Mais aussi donne les clés de la relance post-crise. Et ce, dans une interview à leconomistemaghrebin.com
Quels sont les impacts de la crise du Covid-19 sur le tissu économique tunisien, notamment sur les entreprises ?
Avant de me focaliser sur l’impact du Covid-19 sur les entreprises, je souhaiterais souligner le fait que cette pandémie, au-delà de la dimension sanitaire, a des effets socio-économiques très sévères sur l’ensemble du pays, entreprises comme populations et en particulier les populations vulnérables.
Pour avoir une base de comparaison avec ce qui se passe en ce moment (et ce qui risquerait de se passer encore), en 2014 la crise Ébola a tué en Afrique de l’Ouest, plus de personnes à cause de la crise socio-économique qui en a résulté (du fait par exemple de l’absence d’accès aux services sociaux de base, de la perte des revenus, etc.) que par le virus lui-même !
L’analogie avec le Covid-19 est donc non seulement évidente. Mais surtout effrayante du fait que le Covid-19 est une pandémie et donc à une échelle mondiale. En plongeant le monde entier dans une crise sanitaire doublée d’une crise socio-économique sans précédent.
La Tunisie a abordé cette pandémie avec une situation socio-économique déjà fragilisée par les neuf années post-révolution. Qui plus est, c’est un petit pays très ouvert sur l’extérieur et donc très exposé aux chocs de demande provenant des marchés internationaux, au même titre que les chocs d’offre et de demande. Ces derniers qui ont eu lieu sur le marché domestique du fait du Covid-19.
Cette pandémie va donc avoir un effet négatif certain sur les grands équilibres macroéconomiques.
Toutes les estimations effectuées jusque là confirment la récession pour 2020 (autour de -4%), comme partout dans le monde d’ailleurs. Et cela va accroître la fragilité de l’économie tunisienne et la vulnérabilité des entreprises et des populations.
Les entreprises tunisiennes ont subi et continuent de subir de plein fouet les effets de la crise
S’agissant des entreprises tunisiennes, il est clair qu’elles ont subi –et continuent de subir– de plein fouet les effets de la crise du Covid-19. Et ce, à plusieurs niveaux et pour plusieurs raisons. Les entreprises tunisiennes ont été impactées au niveau de leur trésorerie du fait des interruptions de production imposées par le confinement.
Certes, le confinement était LA mesure nécessaire à prendre pour endiguer la progression de la pandémie. Mais cela a des répercussions directes en termes de pérennité de l’entreprise et de sa capacité à préserver les emplois, probablement malgré les aides directes engagées par le gouvernement en réponse immédiate au Covid-19.
Il faut savoir qu’environ 97% des entreprises tunisiennes sont de petite taille (5 salariés et moins) et n’ont donc pas forcément l’assise financière nécessaire. Et ce, afin de résister durablement au double choc d’offre et de demande provoqué par le Covid-19.
Le risque de déstabilisation de l’appareil productif est important si l’on ne réfléchit pas, au-delà des mesures de réponse immédiate, au post-Covid-19 et à la phase de relèvement et de renforcement de la résilience du système productif.
Vulnérabilité des populations
Quant à la vulnérabilité des populations, vous savez que la taille du secteur informel est estimée à 30 à 40% du PIB ce qui est assez important mais surtout un vecteur de précarité et de vulnérabilité accrues avec le Covid-19.
Rappelez-vous les longues queues devant les bureaux de poste durant le confinement. C’est révélateur de la détresse des populations et de leur vulnérabilité. Il ne s’agit pas seulement des familles nécessiteuses soutenues par le Programme National d’Aide aux Familles Nécessiteuses (PNAFN).
Il s’agit plus globalement des travailleurs de l’informel, des travailleurs journaliers, de ceux qui sont employés dans les secteurs fortement impactés par le Covid-19 (tourisme, transport, textile), des migrants, des réfugiés. Surtout des femmes qui subissent non seulement un accroissement de la violence domestique durant cette pandémie. Mais également un accroissement de la violence économique.
Le PNUD travaille actuellement sur l’estimation de l’impact du Covid-19 au niveau microéconomique, sur les très petites entreprises ainsi que sur les populations vulnérables et nous espérons communiquer sur cette étude très prochainement.
Quels enseignements à tirer de cette crise sanitaire ?
En tout premier lieu, il est très important de faire en sorte de ne pas revenir à la situation d’avant la crise. Mais de saisir l’occasion de cette crise. Pour impulser une nouvelle manière de penser le développement économique et les politiques publiques à mettre en œuvre. C’est en effet dans les moments de crise, qu’il est le plus souhaitable d’impulser un changement de paradigme.
Par ailleurs, il est important de garder à l’esprit deux impératifs. D’abord de renforcer davantage le système sanitaire afin de pouvoir répondre en urgence et efficacement à tout autre risque de pandémie.
Le système de santé tunisien a montré, malgré une infrastructure comportant des insuffisances, une certaine résilience et surtout de l’efficacité dans la gestion de la crise. Mais il est important de le renforcer davantage et de le préparer à la possibilité d’autres crises à venir et/ou de la même ampleur.
Le second impératif est celui du « Leave No One Behind », principe fondamental dans le Système des Nations-Unies, celui de ne laisser personne de côté. En effet, la crise du Covid-19 a exacerbé les inégalités en Tunisie, pas seulement les inégalités de revenus. Mais également les inégalités d’opportunités (accès ou non au financement, à la digitalisation et aux moyens de communication, etc.) et la réponse des autorités doit viser d’une part, le renforcement du filet de sécurité sociale. Et d’autre part, le renforcement de la résilience des populations (y compris les entreprises) face aux chocs éventuels à venir.
Nous sommes dans la décennie d’une accélération des Objectifs du Développement Durable et de l’Agenda 2030 que la Tunisie s’est engagée à réaliser comme les 193 pays du Monde.
Cette accélération est d’autant plus nécessaire dans le contexte du Covid-19 et de ses effets socio-économiques désastreux en termes de creusement des inégalités, d’appauvrissement des populations, d’accroissement de leur vulnérabilité et de leur marginalisation, etc.
La priorité doit être donnée aux populations vulnérables et lui donner les moyens de pouvoir mieux résister à des crises pareilles que celle que l’on vit actuellement.
Comment se préparer pour l’après-crise, notamment sur le plan économique ?
Là encore, et cela rejoint la réponse à la question précédente, il est important de penser l’après-crise différemment que dans un état d’esprit du type « business as usual ».
Nous sommes en période de déconfinement ciblé et nous nous acheminons progressivement vers la reprise d’une « vie normale » dans les prochaines semaines. Nous entamons donc la phase de relèvement post-crise et de renforcement de la résilience aussi bien des populations que du tissu économique.
L’impératif est de favoriser l’inclusion dans toutes les actions de politique publique à entreprendre. Les politiques de relance post-Covid sont nécessaires. Mais doivent être inclusives, avec un ciblage optimisé des populations vulnérables et prenant en considération les inégalités. En particulier, celles liées au genre et à l’environnement. Des inégalités qui ont été exacerbées par le Covid-19.
Notre comportement durant le confinement en dit long sur comment adresser le post-Covid, notamment dans notre rapport au travail. Le télétravail, par exemple, a permis une certaine continuité de l’activité. Mais il n’a pas été possible pour tout le monde car l’accès à la technologie est différencié et ne profite pas de manière égale à tout le monde.
Partant de là, la digitalisation, aussi bien dans les services administratifs qu’au niveau des entreprises et des populations, est fondamentale pour garantir la continuité des services de l’État mais également l’accès au marché pour les entreprises (et la possibilité pour elles de continuer d’écouler leurs productions), l’accès aux opportunités d’emplois et la connexion des populations à l’écosystème entrepreneurial.
La préparation de l’après-crise passe nécessairement par l’accélération des réformes structurelles en lien avec le renforcement de la protection sociale, la protection des emplois, l’inclusion financière des populations et leur accès à des sources de financement alternatif leur permettant de développer et de renforcer la pérennité de leurs structures de production.
Favoriser les mécanismes de financement innovants et digitalisés pour une meilleure inclusion financière
Là encore, plus de 87% du tissu productif tunisien est constitué de microentreprises (sans salarié.e.s) est ne présentent pas forcément les garanties nécessaires pour accéder à un crédit bancaire classique.
Il faut donc favoriser des mécanismes de financement adaptés aux petites structures, tels que la microfinance, le crowdfunding, mais pas seulement. il faut également favoriser les mécanismes de financement innovants et digitalisés pour une meilleure inclusion financière de la population.
La préparation de l’après-crise passe également par le développement de nouveaux secteurs tels que celui de l’économie sociale et solidaire que nous considérons au PNUD comme véritablement le secteur par lequel passera le salut des populations et en particulier les plus démunies. Du fait du réservoir d’emplois qu’il peut contenir et des opportunités de création de richesses et d’inclusion qu’il peut offrir. En France par exemple, ce secteur représente plus de 10% de l’emploi total et autour de 6 à 8% du PIB, ce qui n’est pas négligeable !
Compte tenu de la structure de notre tissu productif (essentiellement constitué de micro et très petites entreprises) et de l’énorme potentiel de nos territoires, l’économie sociale et solidaire constitue un vecteur d’inclusion territoriale et des populations, certain.
Le PNUD et l’OIT travaillent à promouvoir ce secteur en Tunisie, dont le projet de loi est encore à l’étude à l’ARP. Le PNUD a en effet appuyé le Ministère du Développement, de l’Investissement et de la Coopération Internationale en 2016-2017 dans la mise en place d’une stratégie nationale de l’ESS. Il appuie par ailleurs directement les populations locales notamment dans le Sud, à monter des projets en ESS.
Comment financer toutes ces mesures et ces réformes structurelles ?
La question qui se pose maintenant est comment pouvoir financer toutes ces mesures et ces réformes structurelles. La mobilisation des ressources est fondamentale !
Les finances publiques sont en crise depuis 2011. Avec un déficit budgétaire qui a atteint parfois des pics à 7% du PIB sur certaines années et un taux d’endettement qui est passé de 40% du PIB en 2010 à 70% du PIB en 2019, et certainement plus maintenant avec la crise actuelle. Des efforts ont été faits dans la maîtrise du déficit budgétaire pour le ramener en dessous de la barre des 4% du PIB, mais l’espace budgétaire de l’État reste exigu et la crise du Covid-19 aggrave la fragilité des finances publiques.
Il est à ce titre important de mettre l’accent sur la mobilisation des ressources internes. La fiscalité est une première réponse. Il ne s’agirait pas de l’alourdir car en temps de crise, elle risquerait d’avoir sur les comportements économiques un effet désincitatif. Mais il s’agirait plutôt de mettre l’accent sur l’accélération de la réforme de l’administration fiscale, pour renforcer sa capacité de recouvrement, en développant son système d’information. Et ce, pour un meilleur suivi et sanction de la fraude et de l’évasion fiscales qui représentent un gisement potentiel important de ressources pour l’État. Mais aller aussi vers une fiscalité moins lourde mais basée sur une assiette élargie de manière à combiner efficacité économique et équité sociale.
D’autres pistes sont aussi valables en matière de mobilisation des ressources et notamment en lien avec la rationalisation des dépenses publiques (à travers la restructuration des entreprises publiques, la gestion du système de subvention, les participations minoritaires de l’État, etc.). Mais également la dématérialisation des moyens de paiement pour lutter contre l’informel et la circulation de la monnaie en dehors du circuit formel, etc.
Il est recommandé donc, de s’engager fermement dans ces réformes et ces changements, sans fléchir, car l’État doit absolument se concentrer sur son rôle social et doit pour cela, pouvoir dégager un espace budgétaire conséquent.
Quel rôle joué par le PNUD en cette période de crise ?
Le PNUD est un partenaire historique du développement en Tunisie, et dans la continuité de ce partenariat, bien évidemment, il a été proactif pour appuyer les autorités tunisiennes dans la réponse au Covid-19.La reprogrammation des activités a permis de mobiliser environ 7 millions de dollars au profit du gouvernement et de la population. Il est important de rappeler ici que le PNUD n’est pas un bailleur de fonds et n’est donc pas habilité à accorder des prêts ou à faire des appuis budgétaires. Il est un partenaire technique.
L’approche du PNUD pour répondre à la crise du Covid-19 a été une approche holistique et à plusieurs niveaux. Le PNUD est par exemple intervenu pour une réponse immédiate à la crise sanitaire à travers l’approvisionnement en équipements médicaux au profit du Ministère de la Santé ou encore en l’assistant techniquement dans la gestion des déchets hospitaliers toxiques dangereux (en lien avec le Covid-19) à l’intérieur et à l’extérieur des établissements hospitaliers, afin de préserver l’environnement. Le PNUD a également appuyé le Laboratoire des Maladies Transmissibles pour l’analyse régulière des eaux usées et les autorités locales dans la gestion des déchets dangereux.
Nous avons aussi apporté un appui aux autorités tunisiennes pour assurer la continuité des services de l’État au niveau de l’ARP, des services pénitentiaires et de la police. Nous avons équipé à ce titre l’Hôpital des Forces de Sécurité Intérieure de La Marsa en matériel médical de pointe pour prévenir les risques de contamination des forces de sécurité. Nous avons également permis l’achat de tissus et d’équipements pour la fabrication, dans trois prisons dont la prison des femmes de La Manouba, de 200 000 masques et 50 000 combinaisons de protection.
Au niveau de l’ARP, l’action a été pour l’appui à la mise en œuvre d’un « business continuity plan » par le renforcement du parc informatique mobile pour garantir les conditions optimales du télétravail, et par la digitalisation progressive de l’ensemble du processus parlementaire.
Au niveau local, le PNUD appuie les municipalités dans le Sud, sur le plan logistique en les équipant en matériel et produits de désinfection des espaces publics et privés. Il intervient également avec les Comités Locaux de Sécurité dans dix gouvernorats du pays pour faciliter la communication et la sensibilisation sur la crise, en coordonnant les efforts entre les forces de sécurité, les autorités locales et la société civile. Ce programme intègre d’ailleurs une composante d’innovation qui consiste à mettre en place des services en ligne pour délivrer certains papiers administratifs.
Le PNUD appuie également le Ministère de la Formation Professionnelle et de l’Emploi dans l’accompagnement des microentreprises de manière à atténuer les impacts socio-économiques du Covid-19.
Enfin, le PNUD finalise actuellement pour le ministère du Développement, de l’Investissement et de la Coopération Internationale, une étude d’impact micro-économique de la pandémie sur les secteurs d’activités touchés par la crise, les microentreprises (notamment dans l’informel) et les populations vulnérables.
L’analyse se fera en termes de fragilité financière des entreprises et de pauvreté monétaire et multidimensionnelle des populations vulnérables. Le but de ce travail sera bien entendu de pouvoir formuler recommandations concrètes pour orienter les autorités dans les mesures d’atténuation de cette crise et le renforcement de la résilience de l’économie.