Marouane El Abassi, Gouverneur de la Banque Centrale de Tunisie (BCT), a accordé une interview exclusive au Magazine L’Economiste Magrébin (n°793 du 13 au 27 mai 2020).
Marouane El Abassi a présenté, dans une première partie, la nature de ces mesures et leur portée. Il souligne que la BCT a réagi de manière proactive et énergique dès le début de la crise sanitaire.
Cela s’est traduit par la mise en place d’un package de mesures sans précédent. Lesquelles visent à appuyer l’action du Gouvernement dans sa lutte contre la pandémie. Et à circonscrire la portée de la crise sur l’activité économique et la sphère financière.
La première mesure prise par la BCT, dès le 17 mars 2020, a été la décision de son Conseil d’Administration de faire baisser le taux directeur de 100 points de base. Le ramenant à 6.75%. Cette mesure se traduit par l’allègement de la charge financière sur les crédits obtenus par les particuliers. Elle permet donc de dégager un pouvoir d’achat additionnel. Susceptible d’atténuer les retombées de la crise. Elle permet également d’alléger les charges financières sur les entreprises. Notamment les PME. Ce qui contribuera à assurer leur viabilité et le maintien des postes de travail.
Dans une seconde étape, la BCT a pris un ensemble de mesures exceptionnelles en faveur des entreprises, des professionnels et des particuliers. Les banques et les établissements financiers ont été appelés à reporter les tombées des crédits. Et ce, sur la période allant du 1er mars à fin septembre 2020, pour les entreprises et les particuliers ayant un revenu net inférieur à 1000 dinars.
Cette mesure a été étendue aux particuliers dont le revenu net est supérieur à 1000 dinars pour la période allant d’avril à juin 2020. Toutes ces mesures ont pour objectif de faire face aux retombées économiques et sociales de la pandémie…
Au regard de la poursuite du confinement, ces mesures sont-elles suffisantes pour une protection sociale décente et peuvent-elles satisfaire aux besoins des liquidités des banques et des entreprises aujourd’hui à l’arrêt ?
La Banque centrale de Tunisie s’inscrit dans l’effort national. Elle intervient, à travers les outils qu’elle dispose pour minimiser l’impact de la crise sanitaire, et ce, pour limiter l’impact économique et social de la crise sanitaire en se complétant avec les mesures proposées par le gouvernement.
Pour ce qui est des banques, la BCT s’est engagée à les accompagner pour faire face aux répercussions de la pandémie en matière de liquidité. A cet égard, la politique de collatéral pourrait être assouplie en fonction de l’évolution de la situation. En outre, la mise en place d’un nouvel instrument de refinancement à un mois renouvelable permettra de résoudre les problématiques de financement de sociétés de leasing et de factoring ainsi que celles des banques islamiques.
Aux Etats-Unis, dans les pays de la zone Euro, au Royaume-Uni, au Japon, en Chine… les Banques centrales ont réagi comme jamais par le passé, en prenant des mesures historiques : taux d’intérêt égal ou proche de zéro, une politique monétaire des plus accommodantes. Elles ont alloué des montants considérables pour assurer les liquidités des banques et des entreprises. La Banque d’Angleterre injecte sans retenue directement de l’argent. La BCT ne dispose certes pas des mêmes moyens, sauf que les besoins ne sont pas non plus les mêmes. Les mesures prises par la BCT sont-elles pour autant suffisantes pour assurer la liquidité de nos banques et nos entreprises, et préserver nos capacités de rebond et de reprise post-corona ?
Tout d’abord, je tiens à rappeler que nous sommes en présence d’une situation complètement inédite et que les pays avancés qui se sont permis des packages de mesures de politiques monétaires ultra accommodantes n’ont, encore, aucune garantie sur l’efficacité de leurs politiques au vu de la forte incertitude entourant la durée et l’acuité de la pandémie.
A mon avis, se comparer aux pays avancés en l’occurrence les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Europe n’est pas approprié.
En fait, les Banques centrales de ces pays sont restées cohérentes avec leur mandat, et ce, du fait que leur objectif est d’éviter le spectre de la déflation et de faire remonter l’inflation vers la cible de 2%. En outre, elles disposent de monnaies fortes et convertibles et n’ont aucun souci pour financer leurs dettes ou accroître le bilan de leurs Banques centrales.
En revanche, pour la Tunisie, la situation est complètement différente du fait que le pays souffre d’un problème de stagflation avec des risques inflationnistes qui demeurent actifs.
Se lancer dans des politiques exclusivement monétaires sans se soucier des obligations statutaires, réglementaires et, surtout, celles de bonne gouvernance risque d’ouvrir la voie à des situations financières périlleuses et à un impact imprévisible et démesuré sur le taux de change, en plus de leurs répercussions sur les prix et la situation économique générale, de même à compromettre la crédibilité de la Banque centrale et ternir l’image du pays vis-à-vis des organismes de rating et des bailleurs de fonds internationaux. Aussi, il serait très difficile plus tard de corriger et de remédier à cette situation qui prêche dans la facilité.
Le package de mesures décidées par la BCT vise à protéger le tissu productif, soutenir le pouvoir d’achat des ménages, notamment les plus démunis, assurer le bon fonctionnement des systèmes des paiements, subvenir aux besoins des banques en matière de liquidité et contribuer à la préservation de la stabilité financière.
La BCT continuera, en cette période difficile, à subvenir aux besoins des banques en liquidité afin qu’elles puissent apporter le financement nécessaire à l’économie et renforcer la coordination avec la politique budgétaire dans l’objectif d’assurer la cohérence des politiques macroéconomiques et de préserver la stabilité des prix via le pilotage des taux d’intérêt.
Vous avez baissé de 100 points de base le taux directeur pour le ramener à 6,75% alors que l’inflation a reculé de plus de 2% avant de repartir ces derniers jours pour des raisons qui ne sont pas d’ordre monétaire. Le patronat par la voix de ses dirigeants dénonce la cherté du loyer de l’argent qui entrave la capacité de relance des entreprises. Est-ce que vous les entendez ? Que leur diriez-vous ?
Tout d’abord, j’estime important de contextualiser certains faits. Quand j’ai pris les commandes de la Banque centrale en 2018, j’étais dans une situation loin d’être confortable. Elle était marquée par l’accentuation des déséquilibres macroéconomiques, notamment le creusement des déficits jumeaux, l’envolée des ratios de la dette, le dérapage de l’inflation, de fortes pressions sur les réserves en devises, la dépréciation du taux de change du dinar, etc. A tout cela s’ajoutent des problèmes aussi bien conjoncturels que structurels touchant plusieurs secteurs de l’économie.
Face à cette situation, nous étions appelés à prendre des décisions courageuses voire « impopulaires » afin de contrer la dérive de l’inflation qui risquait d’entretenir une spirale prix-salaire dont les répercussions auraient été fort préjudiciables à l’activité économique.
Et c’est à travers cette orientation qu’on a pu réussir à restaurer, graduellement, nos équilibres macroéconomiques et consolider nos réserves de change.
Revenons à votre question, et là je vais être très clair : je ne pense pas que le problème réside dans le loyer de l’argent. Le même constat a été corroboré par les résultats du baromètre des entreprises en Tunisie pour 2018.
Les problèmes de nos entreprises sont plus profonds. Les maintenir toutes sous perfusion monétaire alors que plusieurs d’entre elles souffrent de problèmes structurels, qui ne datent pas d’aujourd’hui, n’est pas la solution idoine du fait que cette approche engendrerait un essoufflement entravant la capacité du système bancaire et financier d’accompagner la relance et le rattrapage de la perte d’activité. Aujourd’hui, il est crucial de sauver les entités productives et les emplois.
S’ensuivrait une phase de restructuration et de mise à niveau le temps voulu, mais pas maintenant quand une menace réelle entoure l’écosystème productif.
Le principal enseignement est qu’il est important de repenser notre modèle économique, de bien se préparer pour la période post-Covid 19 et de veiller à ce que nos entreprises soient prêtes pour tirer profit des nouvelles opportunités qui se présenteront sur le plan international.
Le secteur bancaire à l’épreuve de la Fintech
La crise actuelle a mis en évidence notre retard en matière de digitalisation limitant du coup les possibilités de travail à distance. Les banques n’échappent pas à la règle. Mais pas que cela, il y a aussi le cas du paiement à distance : le mobile payment.
Partons de l’actualité saillante. Pour servir les aides sociales à des bénéficiaires sans ou à faible revenus, la BCT agit de concert avec plusieurs parties prenantes pour utiliser les canaux digitaux et les infrastructures de paiement déjà mis en place depuis longtemps par la BCT et les autres composantes de l’écosystème, à savoir le canal de technologie « USSD » , le switch national chez SMT , le switch national de la SIBTEL et le RTGS de la BCT. L’opération implique aussi le CNI et la base de données des opérateurs téléphoniques. Il est à noter que cette opération est devenue possible sans même apporter des changements au processus de compensation et de règlement installé et opérationnel depuis des décennies
Pour revenir à votre question, si le mobile payment a été introduit en Tunisie depuis 2011, face aux contraintes liées à l’infrastructure du paiement et notamment d’interopérabilité des services de paiement mobile, les solutions jusque-là développées par les banques n’ont pas connu un franc succès du moment où elles opèrent en « close loop ». Cette situation a entraîné un retard significatif de développement de ce canal de payement en Tunisie.
Pour y remédier, la Banque centrale de Tunisie a lancé le projet de la mise en place d’un switch national mobile et une circulaire inspirée des bonnes pratiques internationales sera publiée pour définir les modalités et les conditions de l’offre de paiement mobile entre émetteurs, acquéreurs et plateformes techniques (switch).
On sait que chaque sortie de crise est marquée par de nouvelles avancées et des innovations technologiques. La pandémie du Covid 19 va-t-elle accélérer la transition numérique du secteur bancaire dont on mesure aujourd’hui l’importance ? Comment la BCT va-t-elle stimuler ce mouvement ?
La transition numérique, et à la BCT nous en sommes conscients, est une réalité incontestable. Son importance a été plus ressentie dans cette période de crise sanitaire.
La transition numérique est aussi une orientation qui s’impose aussi bien à la Banque centrale en tant que autorité de régulation et de surveillance des systèmes et des moyens de paiement qu’aux acteurs du secteur bancaire qui sont appelés à s’adapter à une mutation très profonde dictée par l’évolution technologique et de plus en plus sollicitée par leurs clients.
Comme j’ai cité ci-dessus, la mise en place d’un cadre réglementaire et technique permettant de favoriser la promotion des paiements numériques représentera un catalyseur pour l’essor des innovations technologiques dans le domaine financier.
Il va sans dire que la Banque centrale de Tunisie a été avant-gardiste à cet égard et s’est engagée dans ce processus bien avant cette crise.
En sa qualité d’incubateur-facilitateur, la BCT a montré le cap à travers le lancement de plusieurs initiatives en matière de transformation digitale. Je citerais en particulier trois décisions : la première est relative à la mise en place d’une stratégie de « de-cashing» qui a été relayée par la création d’un comité de pilotage présidé par la BCT visant le développement des moyens de paiement électronique dans le cadre d’un débat constructif avec toutes les parties prenantes.
Ensuite, la création depuis janvier 2019 d’un Comité Fintechs dont l’objectif consiste à faciliter l’interaction avec l’écosystème de Fintechs afin de favoriser l’innovation dans les services financiers et contribuer à l’inclusion financière.
La stbutnot least, je citerais l’implémentation d’une Sandbox réglementaire servant aux fintechs d’espace d’expérimentation encadrée des solutions innovantes dans les domaines bancaire et financier.
Dans le même ordre d’idées, il semble qu’il y ait un certain nombre de demandes d’agrément pour des établissements de paiement, sur lesquels nous ne savons pas grand chose, sinon qu’ils s’inscrivent en cohérence avec notre souci de decashing. Qu’en est-il au juste ?
Tout à fait ! Les établissements de paiement constitueront un acteur important dans la stratégie nationale d’inclusion financière et de de-cashing.
A ce jour, deux établissements ont eu leur agrément de principe pour l’exercice de leurs activités. La date de leur entrée effective en activité dépendra de leur réactivité dans l’accomplissement des conditions exigées pour avoir l’agrément définitif.
Par ailleurs, d’autres demandes ont été déposées à la Banque centrale de Tunisie et sont en cours d’instruction.
Monsieur le Gouverneur, cette crise a aussi révélé le rôle central de la Poste, notamment à travers le paiement des indemnités décidées par le Gouvernement dans le cadre de la protection sociale des individus. On sait que la Poste a déjà déposé, bien avant la crise, une demande d’agrément pour une banque postale à l’instar de ce qui existe dans bon nombre de pays. Cette demande serait en cours de traitement au sein de la BCT. Qu’en est-il au juste ?
La transformation des services financiers de la Poste en banque est un dossier atypique et non pas un dossier d’agrément de banque classique. Il doit répondre à un certain nombre de préalables d’ordre organisationnel, juridique, technique et financier.
C’est dans ce sens que le traitement d’un dossier de cette envergure nécessite, à l’instar d’autres expériences, l’engagement d’échanges et de discussions profonds et pointus avec les différentes parties prenantes et notamment l’autorité de tutelle de la Poste, à savoir le Ministère des TIC mais aussi le Ministère des Finances en sa qualité d’actionnaire, et ce, sur les différents volets stratégiques liés à une telle transformation dont les conditions sanitaires actuelles ont retardée.
A titre d’exemple, au Maroc les négociations entre Bank al Maghrib et la Poste ont duré plus de deux ans avant que cette dernière ne procède au dépôt de son dossier d’agrément et que le démarrage effectif de la banque postale n’a eu lieu qu’une année après l’obtention de l’agrément qui a été d’ailleurs limité à une clientèle cible de particuliers et à bas revenus.
La politique de change
Une amnistie de change serait-elle opportune et est-elle envisageable en période de crise ?
Le projet de loi relatif à la régularisation des infractions de change a pour objectif de booster l’épargne en devises et de la canaliser vers le circuit bancaire, et ce, outre l’ouverture au profit des contrevenants d’une possibilité de régulariser leur situation dans l’intérêt général de l’économie nationale.
La réussite de cette approche est donc tributaire de l’importance de l’adhésion de la population cible à une telle mesure, ce qui risque d’être en deçà de nos attentes dans une période marquée par un manque de visibilité à l’échelle nationale et internationale.
Toutefois, la régularisation des infractions de change reste toujours l’une des mesures préconisées à même de contribuer à l’amélioration de certains indicateurs macro-économiques.
Pour ma part, j’espère que toutes les conditions favorables à la poursuite de toutes les mesures et actions en faveur de l’économie nationale soient rétablies très prochainement.
BCT-Gouvernement
Comment est perçue l’indépendance de la BCT quand le gouvernement s’est arrogé pendant deux mois tous les pouvoirs -en rapport avec la crise sanitaire – et qu’il se prépare à gouverner par ordonnance ?
Permettez-moi de préciser d’abord que l’indépendance ne signifie pas que la Banque centrale de Tunisie travaille de manière isolée du Gouvernement. Bien au contraire, la coordination, toujours présente, entre l’Institut d’Emission et le Gouvernement s’est vue renforcer davantage dans le contexte de la crise actuelle, en vue de limiter l’impact de la crise sanitaire et contribuer à la reprise économique.
S’agissant de la possibilité pour la Banque centrale d’accorder des financements directs au Trésor, qui est visiblement l’objet de votre question, il est vrai que le gouvernement dispose aujourd’hui d’une habilitation pouvant permettre d’instituer cet instrument de financement.
Toutefois, au-delà de la possibilité juridique, il faut donner à cette question sa véritable dimension, par rapport aux principes fondamentaux de gouvernance économique. Fondamentalement, le financement direct au Trésor, financement inflationniste par excellence, renvoie directement aux conséquences lourdes que pourrait subir l’économie nationale, comme en témoignent certaines expériences étrangères. Ceci, outre le signal très négatif qui en résulte et qui sera perçu par les partenaires internationaux de la Tunisie.
D’ailleurs, durant les périodes les plus difficiles vécues par la Tunisie, les différents gouvernements qui se sont succédé depuis l’indépendance n’ont pas fait jouer cet instrument inflationniste, et ce, même bien avant la consécration en 2006 de l’interdiction de financer directement le Trésor.
Quel message souhaiteriez-vous adresser aux acteurs économiques, aux banques et aux ménages ?
Depuis la révolution de 2011, le politique a en quelque sorte occulté l’économique. Cependant, quand on voit le chemin parcouru par notre pays, notamment dans l’institution d’un régime démocratique, je ne peux que me réjouir. Mais, aussi espérer qu’on saura faire le travail pour le volet économique. Avec cette crise internationale, l’économie est remise au-devant de la scène, tous les acteurs sont conscients qu’il importe de repenser notre modèle économique et de bien se préparer pour la période post-Covid 19. Rien que pour cela, je suis optimiste. Soyons solidaires ! Soyons responsables ! Faisons en sorte que la crise engendre le changement positif.