La crise provoquée par la Covid-19 a bouleversé le monde entier. Aujourd’hui, il y a une nouvelle ère qui s’annonce comme l’intelligence artificielle (IA) qui prend de plus en plus de l’ampleur. Tout comme il est d’autant plus important de relancer notre économie autrement. Jihed Hannachi, co-fondateur de MajestEYE( spécialisée en Data Science) dresse un état des lieux. Interview :
-Pour commencer, pouvez-vous définir MajestEYE ?
MajestEYE est une startup tunisienne spécialisée en Data Science. La société a développé sa propre technologie d’analyse avancée des données (transformation, entreposage, modélisation et déploiement) permettant la mise en place de modèle opérationnel basé sur les données pour ses clients dans plusieurs secteurs (Banque, Telecom, Santé, Governement). Dans le cadre de la mise en place de sa stratégie de développement, MajestEYE a ouvert, début mai, son premier bureau à l’étranger à Adastral Parc en Angleterre (Campus Recherche et Développement de British Telecom) où plus de 140 sociétés innovantes sont implantées.
-La Tunisie peut-elle se positionner dans un nouveau modèle de développement ?
La Tunisie doit se positionner sur un nouveau modèle de développement pour deux raisons. Tout d’abord parce que le modèle basé sur des coûts attractifs de main-d’œuvre ou de matière grise a atteint ses limites. Ensuite, parce que on est encore à l’aube de la quatrième révolution industrielle et il ne faut absolument pas qu’on rate celle-là.
La Tunisie doit se positionner en termes d’IA
Le passage à un nouveau modèle économique peut être accéléré par l’IA ( l’intelligence artificielle) avec deux principaux axes d’action automatisation à l’échelle pour un maximum d’efficacité et d’efficience au niveau des modèles d’affaires et le déploiement de la connaissance à l’échelle pour un maximum d’innovation et de valeur ajoutée. Le revirement stratégique à faire par la Tunisie est celui de passer à une économie efficace et basée sur la connaissance, en misant sur les données et l’intelligence artificielle comme pierre angulaire de ce modèle.
Or la grande question est de savoir comment cela peut être possible ?
La réponse est claire. Il faut considérer les données comme une ressource contenant une richesse – sous forme de connaissances nouvelles – et traiter l’intelligence artificielle comme étant le moyen d’affiner les données et extraire et déployer ces connaissances. Le faire à l’échelle de l’économie ne nécessite pas un plan Marshall ou des investissements énormes mais une vision, un cap clair et des choix stratégiques au niveau de la politique de l’État. Ces choix doivent être stables d’où la nécessité d’un consensus large émanant d’un débat élargi autour de ce choix
Les défis à relever pour MajestEYE
MajestEYE a rejoint le cluster innovation de British Telecom, quels sont les défis à relever ?
Je veux pour commencer revenir sur les raisons qui ont fait que MajestEYE a été sélectionnée pour rejoindre ce foyer d’innovation qu’est le siège R&D de British Telecom. Notre technologie d’abord. On a développé une technologie à la pointe de l’innovation en matière de Data Science qui permet la valorisation des données à l’extraction des connaissances, à très grande échelle. Notre ambition ensuite. Nous avons conçu une technologie qui permet la scalabilité et avons le noyau dur d’une équipe à même de relever ce défi. Cela a attiré BT.
Quant aux défis, ils sont nombreux. Bénéficier de ce tremplin pour inaugurer des opportunités de prospection et de croissance sur le marché anglais qui nous intéresse parce qu’il est extrêmement porté sur l’innovation. Nous pouvons donc y apporter notre meilleur produit. Faire partie de ce cluster c’est avoir accès à British Telecom comme prospect mais aussi à toutes les entreprises qui viennent puiser des produits innovants dans ce campus-là. Faire partie de ce cluster c’est aussi avoir accès aux investisseurs qui viennent dénicher des opportunités d’investissement auprès des entreprises domiciliées dans le campus de BT – attirés par la rigueur du processus de sélection mis en place par BT. L’autre défi majeur que nous voulons lever c’est d’accélérer la croissance de MajestEYE – jusque-là organique à partir de l’Angleterre sur l’Europe. Notre ambition est claire. .Très prochainement, nous passerons à la vitesse supérieure avec des investisseurs. Nous y travaillons déjà.
Rester à la pointe en termes de technologie
Le dernier défi est de rester à la pointe en termes de technologie. Nous avons investi deux ans de développement dans notre technologie. Nous sommes actifs dans une industrie de données où la cadence d’innovation est très rapide. Il ne faut pas perdre de vue l’objectif de rester à la pointe en termes de technologie en continuant de canaliser nos efforts et investissements sur la recherche et développement.
Covid-19 : fin du modèle économique classique
Avec la Covid, le modèle économique classique a vécu. Ne pensez-vous pas aller vers un autre modèle coïncidant avec l’ère digitale ?
La crise actuelle de la Covid a mis à nu les limites du modèle de développement mondial actuel. L’hyper-connexion, l’optimisation excessive des chaînes de valeur fait que le système dans sa globalité est très fragile et cette crise nous l’a bien montré. Le digital a joué un rôle dans l’accélération de l’intégration des chaînes de valeur. Il sera désormais le catalyseur du nouveau modèle qui émergera.
Covid: le monde est en train de se replier
Aujourd’hui, tout le monde est en train de se replier. Réaction logique. Il faut produire des masques et du gel chez soi. Se débarrasser de la dépendance. En somme, il faut être souverain économiquement et sur le plan numérique. La bataille est lancée et elle est focalisée sur l’industrie et la maîtrise de l’ IA pour la valorisation des données. Je reviens aux deux axes évoqués au début : automatisation à l’échelle et extraction de connaissances à l’échelle. Ce sont les piliers du modèle économique qui émergera.
Pour nous en Tunisie, il s’agit de valoriser notre intelligence afin de créer d’autres avantages compétitifs que les coûts. Il faut aussi se positionner sur de nouvelles industries. Notre système de santé nous permet de faire l’export chez soi avec des services de santé de très bonne qualité. Il faut intégrer cette industrie de la santé en créant une industrie pharmaceutique qui – au-delà des médicaments génériques et de la distribution – va concevoir de nouveaux traitements chez nous. L’intelligence artificielle apporte une aide considérable pour réduire la barrière d’accès à cette industrie. La crise actuelle apporte avec elle une accélération inespérée dans la prise de conscience collective des potentialités du digital. Car à quelque chose malheur est bon, dit l’adage, n’est-ce pas ?
Culture du digital
Qu’est-ce qui manque à la Tunisie pour saisir cette opportunité et relancer l’économie ?
Je commence par ce sur quoi nous pouvons construire. Nous avons une culture du digital surtout chez les jeunes qui sont non seulement à l’aise avec les nouvelles technologies mais également très intéressés par la recherche et l’innovation. Nous avons aussi une infrastructure assez respectable – quoique ne permettant pas dans son état actuel l’essor escompté.
Ce qui manque – ou ce qui est à faire à mon sens – c’est une nouvelle dynamique pour lancer l’économie tunisienne sur un nouveau modèle. Pour cela, je le répète, un choix politique est requis. Il s’agit d’un choix qui va impacter l’économie du pays sur les 10, 20 voire 50 ans à venir. Il faut donc que ce choix soit adossé à un consensus solide le protégeant des péripéties de l’alternance au pouvoir.
Après Covid, parler de digitalisation de l’administration
Ce choix doit permettre de générer la dynamique nécessaire pour que le secteur privé et le secteur public travaillent en symbiose. Afin de permettre l’émergence d’une véritable industrie tunisienne du numérique. Quand on parle de digitaliser l’administration mais aussi de nos entreprises, c’est un chantier sur lequel on peut positionner les meilleures pousses tunisiennes du digital. En priorité mais pas en exclusivité, afin que cela ne devienne pas une chasse gardée. Et que l’écosystème reste ouvert et innovant. Créer des champions nationaux passe par donner du temps de jeu à nos talents chez nous d’abord. Au sein d’un environnement d’affaires sain et transparent. Pousser ensuite ces pousses à s’internationaliser à travers des incitations fiscales ou financières ne sera pas nécessaire. Ils le feront par eux-mêmes, guidés par nos chancelleries un peu partout dans le monde.