« Il faut tout rendre aussi simple que possible, mais pas plus simple. » A. Einstein
Dans un article, paru à la fin du mois d’avril de cette année, j’ai proposé trois mesures dans le but d’atténuer quelque peu les contraintes pesant sur le financement du budget de l’Etat et sur la dette publique. La proposition-phare de cet article est la monétisation intégrale d’une partie de la dette publique intérieure. Cela a suscité deux réactions, du moins celles dont j’ai appris l’existence tout récemment. On ne peut que s’en féliciter.
Le Covid-19 et le « confinement » qui s’en est suivi semblent avoir eu au moins un effet positif : ils incitent à poser de vraies questions sur la politique monétaire et sur l’endettement public. Aussi suis-je redevable à ces deux collègues économistes de l’intérêt manifesté à la mesure préconisée, même si le propos de ce papier s’adresse quasi exclusivement à l’article consacré entièrement à la critique de ma proposition.
Avant cela, il est peut-être utile de rappeler que les précieuses leçons qu’enseigne la science économique sont contextuelles, c’est-à-dire des affirmations conditionnelles. Il est donc pour le moins improbable que les économistes découvrent un jour des modèles universellement valides, sans égard pour le contexte et la contingence de la vie sociale.
Par ailleurs, les « décideurs » sont souvent confrontés au problème de l’« incohérence temporelle des préférences », qui résulte du conflit entre ce qui est souhaitable à court terme et ce qui l’est à long terme. Certaines économies font face à ce problème dans le domaine de la politique monétaire (création monétaire à court terme pour combattre la thésaurisation et stimuler l’activité en période de récession, contre le risque d’inflation à long terme) ; et d’autres n’y font pas face.
La monétisation de la dette intérieure : une mesure raisonnable et sûrement pas une solution « miraculeuse »
La proposition de monétisation d’une partie de la dette publique intérieure est inscrite dans un contexte particulier, où le Covid-19 et le « confinement », tant au niveau national qu’international, ont dramatisé une situation économique et budgétaire déjà très fragile, sur fond d’une précarité sociale grandissante.
En outre, la majeure partie des pays seront en récession en 2020, et celle-ci affectera plus particulièrement l’Union européenne, notre principal partenaire commercial. L’économie tunisienne, très ouverte sur l’extérieur, subira d’autant plus sévèrement les conséquences de cette pandémie. C’est que la mise à l’arrêt quasi-total de l’économie durant près de trois mois est inédite, et ses effets seront ravageurs : augmentation exorbitante du chômage, perte de revenu pour de larges couches sociales (principalement dans le secteur informel), difficultés financières de milliers de PME (épuisement de la trésorerie et des facilités de caisse), accroissement significatif des besoins liés à la santé, etc.
Ces incidences impacteront fortement les dépenses publiques (aides pour préserver l’emploi et limiter les faillites d’entreprises, transferts publics aux ménages vulnérables, creusement du déficit des caisses sociales, etc.). Par contre, les recettes de l’Etat accuseront une réduction considérable du fait d’une baisse importante du PIB réel, probablement autour de -5%, voire davantage. Toutes choses égales par ailleurs, notamment la pression fiscale (y compris les prélèvements obligatoires, soit autour de 35% en 2019), le déficit budgétaire serait très élevé, tempéré quelque peu par le niveau du prix des hydrocarbures, mais aggravé par la nécessité de faire redémarrer au plus vite l’économie, dans des conditions certes difficiles (reprise progressive de la production de biens et de services avec des contraintes sanitaires comme le port du masque et la distanciation physique).
Quelles sont les modalités offertes au gouvernement pour financer l’impasse budgétaire ?
Il pourrait augmenter la fiscalité et demander davantage de contributions « volontaires » aux agents économiques. le gouvernement pourrait également agir sur ses dépenses, en reconsidérant essentiellement le volume des interventions publiques et, accessoirement, celui de l’investissement public. Il pourrait enfin financer le déficit budgétaire à travers l’emprunt. Bien sûr, une combinaison de ces trois modalités serait plus plausible.
La première option est politiquement, socialement et économiquement hasardeuse : la pression fiscale est déjà très élevée, les entreprises sont fragilisées, la propension à investir est ébranlée et le revenu des ménages amoindri. Ce choix aggraverait donc la récession et hypothèquerait davantage une éventuelle reprise.
La deuxième option est tout aussi délicate puisque les agents économiques réclament des aides et ne s’attendent pas à voir une augmentation des prix administrés et une diminution des subventions, fussent-elles en adéquation avec l’hypothétique mise en œuvre de l’identifiant unique. Pour qu’elle soit significative, cette option requiert la baisse sensible de l’investissement public, déjà en berne ces dernières années. En outre, les problèmes financiers de la plupart des entreprises publiques resteraient posés à court terme.
La dernière option aggrave considérablement l’endettement public et pose la question de la « soutenabilité » de la dette, pour autant qu’il soit possible d’emprunter sur le marché international à un coût non prohibitif, alors que l’emprunt intérieur est ordinairement plafonné à plus ou moins 3 milliards de dinars.
La combinaison de ces trois modalités ne règle pas non plus le problème du financement du déficit budgétaire, sauf si ce dernier est proche des taux habituels, ce qui est loin d’être le cas au vu de la sévérité de la récession annoncée pour 2020. En outre, et à supposer que cette combinaison d’options résiste aux contraintes sus-indiquées, notamment à travers le déni des engagements financiers pris par l’exécutif, les marges de manœuvre du gouvernement pour relancer l’économie en 2021 seront extrêmement réduites.
De ce point de vue, la monétisation d’une grande partie de la dette publique intérieure serait une mesure provisoire, permettant d’amortir quelque peu le choc économique du Covid-19, en modérant l’austérité budgétaire et en éloignant le spectre de l’asphyxie financière consécutive à l’explosion de l’endettement. Cette proposition étant liée à un contexte particulier, elle est manifestement ponctuelle.
En quoi consiste la monétisation intégrale de la dette publique intérieure ?
C’est une opération par laquelle la dette est remplacée par de la monnaie. Plus précisément, l’Etat souverain (dont la Banque centrale fait partie) crée de la monnaie en rachetant les obligations du Trésor détenues par les agents économiques et, partant, les annule d’une manière équivalente en les conservant dans le bilan consolidé de l’Etat souverain.
Ainsi, la monétisation accroît la monnaie et réduit la dette publique à l’actif des agents économiques et au passif de l’Etat souverain. Cette monétisation est intégrale lorsque la dette disparaît de l’actif du bilan de la Banque centrale. Cela améliore la solvabilité de l’Etat et réduit le risque de défaut sur la dette publique.
L’un des collègues qui conteste cette proposition, ou du moins qui s’en méfie, base sa critique sur un long argumentaire qui peut être synthétisé en une phrase : la monétisation intégrale d’une partie de la dette publique intérieure est dangereuse pour le bilan de la Banque centrale (BCT), risquée en matière d’inflation, et les objectifs recherchés peuvent être atteints par d’autres options. Cette critique s’articule en fait autour de six objections, qui peuvent être ramenées à deux séries de questionnements.
Les objectifs d’une telle mesure pourraient-ils être atteints sans procéder à l’annulation de la dette ? Cette mesure ne comporterait-elle pas des risques graves ?
Rappelons que la BCT régule la liquidité bancaire (demande de monnaie centrale par les banques) à travers les différents instruments de refinancement dont elle dispose. Ces derniers exigent des Bons du Trésor en garantie et/ou un achat ferme de ces titres (ou leur vente pour éponger un surplus de liquidité), dans le cadre des opérations d’«open market » de la BCT. Ce faisant, cette institution finance indirectement une partie de la dette publique. Par ailleurs, les intérêts de la dette versés par le Trésor au titre des Bons du Trésor mis en garantie ou achetés par la BCT sont reversés, du moins en grande partie, à l’Etat (il s’agit du seigneuriage).
Ces opérations qui permettent d’éviter les crises de liquidité n’améliorent donc pas la solvabilité de l’Etat, puisque les titres publics restent dans le bilan de la BCT et dans celui des autres agents économiques (principalement les banques de dépôt). Même si une partie des intérêts dus sont reversés à l’Etat, le principal de la dette (amortissement) ainsi que le solde des intérêts dus continuent d’être assurés par le Trésor.
La solvabilité de l’Etat serait améliorée au travers de l’achat de la totalité ou d’une grande partie des Bons du Trésor Assimilables (BTA) par la BCT et de leur annulation.
L’objection à cette proposition repose en partie sur le fait que l’on peut aboutir au même résultat en utilisant deux autres options qui n’exigent pas l’annulation de la dette. Ce qui n’est pas tout à fait exact.
La première option serait de « faire rouler » la dette intérieure achetée par la BCT. Cela veut dire que l’Etat rembourserait le principal qui vient à échéance, en contractant un emprunt du même montant auprès de la Banque centrale dont le bilan reste inchangé. Une variante à cette technique consisterait à échanger les obligations détenues par la BCT par de nouveaux titres ayant le même coupon mais avec une maturité plus longue.
La seconde option reposerait sur la « dette perpétuelle », où les obligations échangées ne comporteraient pas de maturité.
Il est à remarquer que cette dernière technique financière est aujourd’hui à l’honneur, certes dans un cadre institutionnel qui repose sur des institutions supranationales telles que la BCE et la Commission européenne. En effet, cette option est revendiquée par certains partis politiques européens (comme le parti de « la France insoumise ») qui prônent l’annulation de la dette Covid-19 nationale, sur la base de l’échange des obligations d’Etat (détenus par la BCE) par de la « dette perpétuelle », avec éventuellement un taux d’intérêt nul. Cette option a été également proposée par l’Espagne en vue de la création d’un fonds, alimenté par des obligations perpétuelles émises par la Commission européenne au nom de l’UE, destiné à financer l’effort de reconstruction post « crise » du Covid-19.
Transposées dans le cadre national, ces deux techniques permettraient effectivement de monétiser la dette publique, et de décharger le budget de l’Etat du remboursement du principal de la dette, les intérêts perçus étant reversés au Trésor. Ce faisant, ces techniques maintiendraient « l’intégrité du bilan de la BCT ». Outre la complexité de mise en œuvre de ces deux techniques, elles impliqueraient un financement direct de l’Etat qui passerait par la modification de la loi organique de la BCT. Ensuite et c’est le plus important, ces deux options ne permettraient pas de réduire le ratio dette publique/PIB, car les créances sur l’Etat seraient toujours gardées dans les livres de la BCT.
Ainsi, ces techniques n’aboutissent pas aux mêmes résultats que la monétisation intégrale de la dette.
En fait, la vraie objection à cette proposition n’est pas tant l’achat de la dette par la BCT, mais bien sa destruction. Or, pour libérer des marges de manœuvre dans cette conjoncture particulièrement difficile, l’annulation de la dette s’avère nécessaire, afin de conserver un ratio dette/PIB à peu près inchangé en 2020, ou du moins qui augmenterait faiblement, malgré l’importance du déficit budgétaire.
Il apparaît clairement que cette objection porte in fine sur l’équilibre du bilan de la BCT. Plus précisément et en cas de monétisation intégrale de la dette publique, l’auteur de cette objection pense que pour équilibrer son bilan, la BCT devrait « nécessairement réduire le passif d’autant », et que cela se ferait « par une réduction du capital de la BCT (qui) est trop faible pour résorber cette dette. »
A cet égard, il y a lieu de souligner que la raison d’être des Banques centrales (BC) diffère de celle des banques commerciales. Au service de l’intérêt national, elles ne recherchent pas le profit, et ne sont pas soumises aux mêmes contraintes financières que les établissements privés. Bien qu’étant des banques, les BC ne sont pas astreintes à la procédure de faillite classique (qui relève du droit des sociétés). Ainsi, une BC peut avoir à son bilan un passif d’une valeur supérieure à celle de son actif, c’est-à-dire qu’elle peut être insolvable « sur bilan », tout en restant à l’abri d’une intervention réglementaire valable pour une banque ordinaire, et tout en continuant de fonctionner parfaitement normalement. Par ailleurs et dans le cas de la BCT, l’Etat ne serait pas obligé de la recapitaliser, du moins son statut est muet sur cette éventualité.
Cependant, un passif de plus en plus supérieur à l’actif (annulations successives de la dette) peut faire naître un doute quant à la capacité de la BCT à atteindre ses objectifs et l’exposer ainsi à des pressions politiques et à la réaction des marchés. Mais cette éventualité est inconcevable politiquement et économiquement (perte de l’indépendance de la BCT, expansion monétaire dangereuse, réaction des créanciers internationaux, etc.), du moins dans le cadre de la mesure proposée. Aussi, les développements alarmistes au sujet de la création monétaire et de la perte de confiance dans la monnaie sont-ils hors de propos.
La création monétaire du fait de la monétisation ne comporterait-elle pas un risque inflationniste ? Quid de la transposition d’autres expériences à la situation de la Tunisie ?
Après quelques tergiversations, le collègue en question admet que « si l’augmentation des dépenses publiques est destinée à préserver le tissu économique et le capital humain de la Tunisie, on peut juger que le risque d’inflation est acceptable. La création monétaire (à la suite de la monétisation de la dette) peut servir à assurer un financement des entreprises, maintenir les emplois et garder l’appareil de production en place, par le biais du budget de l’Etat (…).
Accepter un certain regain d’inflation, avec des implications négatives, peut être jugé acceptable par la communauté. C’est à ce propos que les circonstances exceptionnelles peuvent justifier des choix exceptionnels » (souligné par l’auteur). Ainsi, la « solution miracle » ne fait plus l’objet de méfiance…
Il reste tout de même la question du risque inflationniste qui se veut un obstacle, certes très relatif, à la proposition de monétisation intégrale de la dette publique intérieure. A cet égard, l’on se demande sur la base de quelle théorie de référence peut-on justifier le risque inflationniste ? Il semble que pour ce collègue, assurément avec beaucoup de nuances, la création monétaire consécutive à la monétisation de la dette risque d’être inflationniste. Ce n’est pas le propos du deuxième papier où la monétisation de la dette est jugée, sans les précautions d’usage, fortement inflationniste.
Cette conviction, nuancée ou tranchée, se réfère, consciemment ou inconsciemment, à la poussiéreuse théorie de la neutralité monétaire. Celle-ci suppose que la vitesse de circulation de la monnaie est constante (ou du moins stable), et que la croissance en volume du PIB est égale à long terme à la croissance potentielle, ce qui implique (à travers l’équation quantitative de la monnaie) que l’inflation à long terme est déterminée par la croissance de l’offre de monnaie.
Même s’il s’agit de l’inflation à long terme, cette théorie est aujourd’hui réfutée par les faits constatés dans les pays développés (Etats-Unis, Japon, Zone euro, etc.). C’est également le cas de plusieurs pays émergents et de la Tunisie où l’équation quantitative de la monnaie n’est plus vérifiée depuis près d’un quart de siècle (graphique ci-après).
Avant d’indiquer les nouvelles approches de l’inflation, précisons que la monétisation directe (programme d’achat ferme de titres publics par la BC) et indirecte (achat de titres publics par les investisseurs institutionnels ou individuels) sont pratiquement équivalentes à un financement direct des déficits publics par la BC.
Se pose alors la question de savoir quelle limite à la monétisation de la dette publique ? Deux situations sont à distinguer.
▲Un appareil de production utilisé au maximum de sa capacité et un chômage très faible. Dans ce cas, ce serait l’inflation par la demande, car elle découlerait d’un objectif de production trop élevé (par rapport à la production potentielle) et d’une cible de chômage très basse, qui conduiraient à une politique monétaire inflationniste. Mais alors la question ne se poserait pas, puisqu’il est très peu probable que dans cette situation de pleine activité un déficit public existerait, du moins à un niveau significatif (sauf pour les adeptes de la « politique de surchauffe », notamment aux Etats-Unis de D. Trump, qui consiste à mener une politique budgétaire expansionniste dans une situation de plein emploi, afin d’augmenter les taux de participation et d’emploi).
▲Une activité économique faible et une grande quantité de monnaie créée pour financer les déficits publics. Dans ce cas, les agents économiques détiendraient un volume important de monnaie dans leur portefeuille d’épargne à la place des obligations. Cette épargne n’étant pas destinée à la consommation, il n’y aurait pas d’inflation. Mais cela pourrait conduire à la « fuite devant la monnaie » et entraîner une forte demande d’actifs réels (notamment l’immobilier), et une dépréciation du change en cas de sorties de capitaux.
Cette deuxième situation n’est pas forcément inéluctable. En effet, les agents économiques ne fuiraient pas forcément devant la monnaie, comme c’est le cas au Japon depuis près de 20 ans. Dans ce pays, le plein emploi est assuré par une politique budgétaire très expansionniste et par la monétisation de la dette publique (qui fait baisser les taux d’intérêt). Ce pays enregistre une inflation très faible, une stabilité du taux de change, un excédent extérieur et l’absence de bulles sur les prix des actifs. Cela a même donné un certain crédit à la « Théorie moderne de la monnaie » (prônée aux Etats-Unis par les économistes démocrates) qui soutient qu’on peut maintenir perpétuellement le plein emploi par une politique budgétaire expansionniste, dont les déficits publics sont financés par la création monétaire, en vue d’éviter la hausse des taux d’intérêt et les problèmes de solvabilité budgétaire.
Il faut toutefois souligner que l’absence d’inflation au Japon résulte en réalité de l’existence de capacités de production disponibles, d’une très faible quantité de titres de la dette publique détenus par les non-résidents et, surtout, d’une forte flexibilité du marché du travail. Cette flexibilité est caractérisée par la baisse du coût unitaire du salaire (le salaire réel évolue nettement moins vite que la productivité du travail) depuis près de 20 ans.
Eu égard à ce qui précède, une théorie de l’inflation à long terme, alternative à celle qui est déterminée par la croissance de l’offre de monnaie, semble nécessaire. Sur ce plan, deux approches émergent : le néo-fisherisme et la théorie du marché du travail.
La première approche, très controversée mais néanmoins séduisante, part de la définition du taux d’intérêt monétaire (égal au taux d’intérêt réel majoré du taux d’inflation), en supposant qu’à long terme le taux d’intérêt réel est déterminé par les caractéristiques de l’économie réelle (croissance potentielle et productivité marginale du capital). Sur cette base et à long terme, le taux d’intérêt monétaire détermine l’inflation. Aussi, diminuer l’inflation implique-t-il, selon cette théorie, la diminution à long terme du taux d’intérêt directeur.
La seconde approche, beaucoup plus consistante, retient l’organisation et les règles du marché du travail comme déterminants de la croissance des salaires nominaux et des coûts salariaux unitaires. Ces derniers, à leur tour, détermineraient l’inflation sous-jacente. Ainsi, une flexibilité plus grande du marché du travail entraînerait une inflation plus faible à long terme.
Comme nous l’avions toujours soutenu dans ces mêmes colonnes et ailleurs, l’inflation en Tunisie depuis près de 20 ans (notamment l’inflation sous-jacente) est expliquée fondamentalement par le coût unitaire du salaire dans le secteur marchand non agricole (qui augmente depuis 2008, alors qu’on enregistre ces dernières années une croissance dramatiquement faible de la productivité du travail, et une baisse du taux de marge moyen du secteur) ; et par l’inflation importée, à travers le taux de change du dinar par rapport à l’euro et au dollar. Cela est donc conforme à la seconde approche de l’inflation (rigidité du marché du travail), dans le cadre d’une petite économie très ouverte comme la nôtre, où la dépréciation rampante de la monnaie joue un rôle important dans la détermination des prix. Evidemment, cela n’exclut pas des tensions provisoires sur quelques marchés (problèmes de la distribution, pénurie de produits agricoles, etc.), car l’essentiel dans l’appréciation de l’inflation est l’orientation générale des prix.
L’évolution de la première variable est tout à fait aberrante dans une économie comme la nôtre où coexistent un taux de chômage élevé et une croissance quasi nulle de la productivité du travail dans le secteur marchand non agricole. Quant à la seconde variable, elle pose le problème de la capacité de notre pays à exporter et à s’adapter à l’évolution de la demande internationale, en termes de parts de marché (compétitivité), de niveau de gamme ou de montée dans les chaînes de valeur mondiales, de nouvelles filières à promouvoir, etc. Les modifications de ces deux variables renvoient donc à l’économie réelle (conflit de répartition de la valeur ajoutée, croissance de la productivité et compétitivité extérieure) ; et, partant, déterminent l’inflation structurelle et son financement monétaire, et non pas le contraire.
Aussi, s’étonne-t-on de l’attitude du second collègue, partie prenante dans la critique de ma proposition, qui croit comme allant de soi que « les effets inflationnistes de la monétisation apparaîtront inexorablement » et que « la question est de savoir si la société acceptera et supportera une inflation à deux chiffres comme ce fut le cas dans les pays d’Amérique Latine. Dans ces pays, la monétisation de la dette publique était une pratique courante et continue à l’être pour certains (Venezuela). » Ces affirmations excessives et péremptoires sont dignes d’une pataphysique ! En outre, elles contredisent ses propres allégations telles que « la BCT monétise déjà la dette publique par ses interventions sur l’Open Market par le rachat des bons du Trésor pour un montant actuel de 10 Milliards de DT. Pour l’année 2020, ce montant pourrait atteindre les 20 Milliards de DT. » Où sont donc passées les craintes de ce collègue quant aux effets inflationnistes présumés de la monétisation ?
Faut-il attiré son attention sur le fait que l’encours de l’opération d’« open market » n’est que 2.976 milliards au 29/05/2020, contre 1.968 une année plus tôt, et non pas les 10 milliards prétendus. Faut-il encore attiré son attention sur le fait que le Venezuela est un contre-exemple, car il est depuis quelques années sous embargo américain des plus sévères (pénuries généralisées pour un pays dont les recettes sont constituées de plus de 95% des revenus du pétrole). Et que la plupart des pays d’Amérique Latine dans les années 80 et 90 finançaient directement (la plupart des BC n’avaient pas de mandat claire ni d’autonomie) des déficits publics colossaux qui traduisaient des conflits de répartition aigus et l’effondrement des taux de change par rapport au dollar et la crise de la dette extérieure. Pourtant en 2019 et n’en déplaise au collègue concerné, l’Argentine enregistre un taux d’inflation d’environ 54%, contre 48% en 2018 avec un taux d’intérêt la même année de 40% et une dépréciation du peso argentin face au dollar de 70%. Mais ce pays a une BC indépendante qui ne monétise pratiquement pas la dette publique, détenue à plus de 80% par des non-résidents (le déficit public en 2018 et 2019 est respectivement de 5% et 4%). Par contre, l’économie de ce pays enregistre une forte baisse des prix des matières premières exportées, des fuites de capitaux et un service de la dette très élevé, réévalué par la dépréciation du peso.
En fin de compte, on a bien l’impression que les allégations et les contradictions précédentes dénotent chez leur auteur une réaction passionnée et quasi émotive à ma proposition, digne d’un gardien du temple monétariste, gardien par conviction ou simplement par intérêt…
Revenons au premier papier pour clore la deuxième série de questionnements
On est d’avis que la transposition des expériences des pays avancés ou émergents à la situation tunisienne doit se faire avec discernement. Il s’agit de s’en inspirer et non pas de les copier. A cet égard, ma référence au « quantitative easing » dans mon article objet de critiques était destinée à montrer que des situations exceptionnelles, comme les bouleversements qu’a connus la finance internationale en 2008 et la crise économique qui s’est ensuivie, ont amené les BC des pays occidentaux et du Japon à prendre des mesures non conventionnelles. Celles-ci étaient en contradiction avec l’orthodoxie monétaire.
Il n’est mentionné nulle part dans cet article une quelconque allusion à l’utilité du « quantitatif easing » pour la politique monétaire de la BCT. D’ailleurs, les achats massifs de dettes publiques par la BCE n’améliorent pas la solvabilité des pays concernés ; et en tant qu’agent séparé des Etats (au-dessus des Etats), la BCE ne peut annuler la dette des pays de la Zone euro par consolidation.
A l’adresse de l’auteur du second papier, exagérément obnubilé par la théorie de la neutralité monétaire, on ne peut que lui suggérer de se poser la question de savoir pourquoi la politique expansionniste de la BCE (également de la Fed dont le ratio base monétaire/PIB a doublé entre 2015 et 2018 ; alors que pour la BC du Japon ce même ratio a triplé entre 2013 et 2018) n’a pas permis à l’inflation de dépasser 1% ou 1.5%, malgré un volume impressionnant de monétisation de la dette dans la Zone euro (le ratio base monétaire/PIB a pratiquement doublé depuis 2015) ?
En fait et sur près de 20 ans, le salaire réel dans cette zone (c’est également le cas aux Etats-Unis et surtout au Japon) a évolué moins vite que la productivité du travail, alors que le chômage baisse sensiblement depuis 2015. L’euro s’est légèrement déprécié en moyenne depuis 2015, ce qui est semble-t-il voulu par la politique du « quantitative easing », notamment à travers un taux d’intérêt proche de zéro.
Au total, le faible taux d’inflation de la Zone euro s’explique principalement par l’évolution combinée des trois dernières variables : le coût unitaire du salaire, le taux de change avec une inflation importée relativement faible (importance du commerce intra-Zone euro) et le taux d’intérêt.
Pour clore la deuxième série de questionnements, il y a lieu de préciser que la dette intérieure à annuler est au maximum égale à l’encours des BTA (près de 13 milliards de DT), et que ce montant a été proposé à titre indicatif sur la base d’un déficit budgétaire de 11.5 milliards de DT et d’une impasse financière de 19.4 milliards de DT.
En fait, le volume de la dette à annuler dépend du niveau du déficit budgétaire et du montant minimum de l’emprunt extérieur exigé par le financement du déficit courant (ou plus exactement du solde à financer). D’ailleurs, cette proposition a été soutenue par une autre mesure, à savoir le report du paiement du principal de la dette extérieure publique (4.7 milliards), échelonné sur 2 ou 3 ans suivant le résultat des négociations avec les créanciers de la Tunisie.
En réalité, la proposition de monétisation intégrale procède d’une approche qui rejette l’alourdissement de la fiscalité (sauf celle sur le patrimoine) et l’aggravation du taux d’endettement, dans une conjoncture particulièrement délicate, qui laissera sans doute des traces des années durant.
En fait, le volume et le « timing » de la monétisation intégrale de la dette seraient arrêtés d’un commun accord (si c’est possible) entre le gouvernement et la BCT, et feraient probablement l’objet d’un projet de loi à soumettre au Parlement. Les craintes quant à l’abandon du principe d’indépendance de la BCT sont injustifiées, puisque l’opération sollicitée est strictement ponctuelle.
Au demeurant, la BCT n’exerce qu’une gestion monétaire avec des instruments limités, utilisés dans la lutte contre l’inflation et la préservation de la liquidé du système monétaire et financier. Et le sacro-saint principe d’indépendance de la BCT, titillé provisoirement, paraît secondaire devant les défis sociaux et économiques de la crise du Covid-19. Au demeurant, la politique monétaire est une chose trop sérieuse pour être laissée aux prérogatives des seuls banquiers centraux, nouveaux ou anciens, dépourvus de légitimité politique.
En conclusion, il reste que l’économie est une science de choix entre un large éventail de possibilités ; et à ce titre, les désaccords entre économistes sont naturels, et le consensus n’est pas synonyme de certitude quant au fonctionnement du monde.