Est-il vrai que les textes coraniques relatifs à l’héritage sont tellement clairs qu’ils ne se prêtent à aucune interprétation alternative? Qu’en est-il notamment de l’égalité successorale?
Tout d’abord, la religion musulmane se définit comme étant une religion basée sur des lois naturelles (EL-ISLAMOU DINOU AL-FITRA, Sourate Les Romains, verset 30); donc universelles et transcendant l’espace et le temps. Alors, l’égalité en est-elle une?
Comme l’avait bien formulé Ibnou Rochd depuis le 12ème siècle, la FITRA renvoie à la capacité qu’aurait la raison humaine d’atteindre à elle seule la vérité; c’est-à-dire même sans intervention divine.
Remarquons ici la forte ressemblance entre le concept coranique de la FITRA et le concept de voile d’ignorance de Rawls. Ces deux concepts nous renvoient clairement à la capacité des humains de tendre vers un idéal de justice fondé sur les principes d’égalité qui doivent être la norme.
Cette norme n’empêche pas de prévoir la possibilité d’une certaine modulation lorsque des considérations d’équité l’exigent. Mais que répondre à ceux qui pensent que les règles coraniques de l’héritage sont claires et ne permettent aucune réinterprétation par rapport à l’interprétation prétendue dominante?
Les règles coraniques de l’héritage interdisent-elles de façon claire et sans équivoque l’égalité entre les sexes?
Tous les musulmans sont d’accord sur le caractère sacré, transcendant l’espace et le temps, des textes Coraniques. Ces textes sont l’expression incréée du Créateur adressée à toute l’humanité.
Ce que le chef de l’État, comme beaucoup de musulmans, ignorent ou omettent, c’est que l’interprétation des textes coraniques est une œuvre humaine. Elle n’est jamais infaillible, car seul le bon Dieu connait l’interprétation parfaite de ses textes (Sourate AL-IMRAN, verset 7).
Les interprétations des exégètes les plus célèbres (Al-CHAFII, TABARI, etc.) appartiennent à leur temps. Elles sont fortement dépendantes de la culture et des connaissances de leur époque. Une époque patriarcale où les responsabilités financières des familles incombaient presque exclusivement à l’homme. Elles ne sauraient jamais acquérir le caractère sacré du Coran.
Le musulman a donc l’obligation morale de réinterpréter les textes en utilisant ses propres lunettes. C’est-à-dire à la lumière de l’évolution des rapports de production et leurs conséquences sur la définition des principes de la justice, de l’égalité et de l’équité.
Ne pas le faire, en réduisant et figeant le Coran aux interprétations de la tradition, conduit à ce que le texte coranique cesse théologiquement d’être la parole de Dieu et devient l’expression d’une époque! Il ne sera plus une parole qui transcende l’espace et le temps.
Prenons par exemple la première règle de l’héritage énoncée dans la Sourate AL-NISAA (Les Femmes):
« يُوصِيكُمُ اللَّهُ فِي أَوْلَادِكُمْ ۖ لِلذَّكَرِ مِثْلُ حَظِّ الْأُنثَيَيْنِ ۚ »
La traduction de ce verset qui correspond à l’interprétation de tous les exégètes du 7ème et 8ème siècles est la suivante:
Voici ce que Dieu vous recommande au sujet de vos enfants, pour le garçon l’équivalent de la chance (HADH) de deux filles.
Premièrement, les versets relatifs aux règles successorales commencent avec le verbe AWSA, ce qui signifie recommander. Or, une recommandation n’est point injonction ou une loi. Lorsque le Coran énonce une prescription à caractère obligatoire, il utilise souvent le mode impératif et parfois le verbe KATABA ou KOUTIBA.
Deuxièmement, même si on accepte l’interprétation dominante du verset ci-dessus, rien ne nous empêche de croire que la double quote-part qui revient au garçon constitue une limite supérieure pour garantir à la fille un minimum de 50% de la quote-part qui revient à son frère. Surtout que les filles étaient exclues de l’héritage avant l’Islam.
Dès lors, ce verset pourrait avoir comme finalité d’encourager les fidèles à cheminer vers une égalité successorale parfaite entre filles et garçons.
Troisièmement, si l’interprétation majoritaire du verset ci-dessus était la bonne, il aurait été moins équivoque de l’énoncer de la façon suivante:
Voici ce que Dieu vous recommande au sujet de vos enfants, pour le garçon le double de la chance (HADH) d’une fille.
Quatrièmement, il n’est pas vrai que l’interprétation majoritaire du verset ci-dessus est la seule interprétation possible. Il n’est pas du tout exclu d’y voir une recommandation de traiter les filles et les garçons de façon égalitaire. Autrement dit, la structure lexicale du verset ci-dessus autorise aussi bien la traduction ci-dessus que la traduction alternative suivante:
Voici ce que Dieu vous recommande au sujet de vos enfants, pour le garçon l’équivalent de la chance (HADH) de chacune des deux filles.
Loin de mon esprit l’idée de prétendre que l’interprétation alternative que je propose ici soit la bonne. Mais rien n’indique non plus qu’elle ne le soit pas. Surtout que seul le bon Dieu connait l’interprétation parfaite du Coran (Sourate AL-IMRAN, verset 7).
Si nous faisons confiance à la capacité de la raison humaine de mettre en place, grâce à leur FITRA ou derrière le voile d’ignorance, des règles d’héritage à la fois justes et équitables, l’égalité homme-femme serait inéquitable dans les premiers siècles qui ont suivi la révélation. Car la femme était dispensée de toute responsabilité financière vis-à-vis de sa famille.
Par contre, et sans compromettre le principe d’équité, l’égalité homme-femme serait le seul moyen d’atteindre la justice aujourd’hui. Dès lors que la responsabilité de subvenir aux besoins familiaux incombe également à l’homme et à la femme. En autorisant deux interprétations très différentes, la première règle coranique de l’héritage répond donc à un idéal de justice qui traverse l’histoire.
Seule la sacralisation des interprétations du SALAF (cohérentes avec leur temps mais incohérente avec le nôtre) risque de nous conduire à des injustices ou iniquités absolues. Et de nous éloigner de l’idéal de justice qui constitue la raison principale de toutes les révélations du Juste (Sourate Le Fer, verset 25).
Il n’en demeure pas moins que dans plusieurs situations, les règles de l’héritage coranique peuvent conduire à des iniquités et, donc, des injustices. C’est le cas par exemple de deux frères qui n’ont pas la même capacité de travailler (l’un est inapte au travail à cause d’un handicap physique ou d’une maladie chronique et l’autre est en bonne santé). Ces deux frères doivent-ils percevoir la même quote-part?
Le testament est une prescription coranique qui garantit mieux l’équité que les règles successorales
Comme nous l’avons indiqué plus haut, les versets relatifs aux règles de l’héritage commencent avec le verbe AWSA, ce qui n’est point une prescription à caractère obligatoire. Lorsque le Coran énonce une prescription à caractère obligatoire, il utilise parfois le verbe KOUTIBA. Comme dans la Sourate La-VACHE à propos du jeûne du ramadan. Ou dans la Sourate AL-BAQUARAH (La Vache), verset 180 à propos du testament (WASSIYA):
Il vous a été prescrit [koutiba ‘alaykoum], lorsque se présente à l’un de vous la mort et qu’il laisse des biens, le legs testamentaire [wa-ssi-yya] en faveur des père et mère et des plus proches, convenablement. Ceci est un devoir pour les gens pieux.
Dès lors, même si l’interprétation hégémonique des versets relatifs à l’héritage est la bonne (en dépit de son incohérence avec le principe d’AL-FITRA et la finalité première de toutes les révélations, soit la justice), le Coran nous prescrit de rédiger un testament.
En respectant cette obligation, les principes d’équité peuvent pleinement être respectés entre des descendants n’ayant pas les mêmes besoins; et ne respectant pas avec la même énergie leurs obligations à l’égard de leurs parents.
En effet, le testateur peut tenir compte des besoins spécifiques de ses plus proches, ce que les règles de l’héritage ne peuvent garantir systématiquement. Cela explique pourquoi les règles de l’héritage se terminent toujours par le verset suivant:
Ceci après qu’aient été réglés le legs testamentaire (WASSIYA) qu’il avait testé ou une dette.
Le testament est aussi compatible avec la FITRA. La preuve est que la quasi-totalité du monde développé utilise le testament comme moyen principal de transmission de l’héritage. Les règles successorales prévues par le législateur (dans le code civil) ne sont présentes que pour suppléer l’absence de testament.
Généralement, les humains acquièrent leur religion, qu’elle soit musulmane ou autre, dans la mesure où celle-ci leur a été transmises par leurs aïeux. Toutefois, le Coran nous prescrit d’apprendre une religion. Pour cela, nous sommes constamment appelés à interpréter et réinterpréter les textes religieux à la lumière des progrès scientifiques et philosophiques.
En effet, si on admet que le Coran est la parole incréée de Dieu, cela veut naturellement dire que son potentiel en termes de sens et de significations est infini (Sourate AL-KAHF, verset 109). Si par contre le Coran n’est plus réinterprété, il cesse d’être parole de Dieu et il cesse d’exister. À titre d’exemple, l’esclavage ne contredisait pas le principe de la justice tel qu’il était compris au septième siècle.
Aujourd’hui, il est considéré comme un crime contre l’humanité. C’est pour cette raison que Dieu SWT nous appelle à être des croyants sous l’angle de la compréhension, et du savoir; et non pas sous l’angle de la transmission; y compris du SALAF.
Seule la connaissance nous offre le moyen de se donner les outils de bien comprendre les objectifs ultimes de la création et d’agir en harmonie avec notre foi et notre environnement.
Pour toutes ces raisons, et à mon humble avis, je considère que le chef de l’État se trompe complètement en affirmant que l’égalité successorale entre les sexes est une égalité formelle qui peut conduire à des injustices. C’est plutôt le contraire qui est vrai. Car cette affirmation ne tient pas compte du rôle primordial et indispensable de la femme dans la formation du patrimoine familial, la contribution aux charges et obligations financières du couple, et la prise en charge des parents lorsqu’ils perdent leur autonomie physique et financière.
La justice suppose bien aujourd’hui l’égalité au sens ou l’on peut établir un lien nécessaire entre justice et égalité. Elle implique forcement un rapport d’égalité, que l’on considère l’égalité stricte ou une certaine modulation pour respecter le principe d’équité.
Étant donné les inégalités criantes entre les hommes et les femmes en matière de patrimoine et les évidences empiriques sur les engagements financiers plus généreux des femmes à l’égard de leurs enfants et leurs parents, le principe d’équité peut même suggérer des nouvelles règles de partage qui favorisent davantage les femmes par rapport aux hommes.
Le chef de l’État semble privilégier les interprétations du SALAF, souvent incompatible avec le principe d’AL-FITRA ou du processus de décision derrière le voile d’ignorance de Rawls. Plutôt que de lire et méditer le Coran avec les lunettes de notre époque; comme le suggèrent plusieurs versets. Ses critiques adressées à l’égalité se retrouvent donc toutes anéanties aussi bien sur le plan philosophique que religieux.
Dans son discours du 13 août, le chef de l’État a critiqué, à juste tire, celles et ceux qui considèrent que l’Islam est la religion de l’État. Dans la mesure où l’État ne peut pas, par définition, avoir de religion.
Affirmer en même temps que la question successorale est définitivement réglée par le Coran, ce qui est totalement faux comme nous l’avons vu plus haut, revient à proclamer non pas le Coran mais, pire encore, les interprétations du SALF des textes coraniques comme la loi suprême du pays.
Il s’agit clairement de propos incohérents sur tous les plans. Dans la mesure où l’État n’a pas de religion, ses citoyens doivent être égaux devant la loi.
Par ailleurs, l’État a l’obligation d’offrir à ses citoyens de régler les questions relatives à l’héritage conformément à leurs croyances religieuses. Le testament offre cette possibilité.
Celles et ceux qui considèrent que le statu quo est plus conforme aux principes dictés par leurs consciences intimes peuvent le préciser dans leur testament. Celles et ceux qui considèrent que les interprétions du SALAF sont aujourd’hui caduques peuvent opter pour une règle de partage égalitaire entre les filles et les garçons.
L’État ne peut pas, toutefois, forcer tous ses citoyens à rédiger un testament. Dans la mesure où il n’a pas de religion, le principe d’égalité doit être le choix par défaut garanti par la loi pour les successeurs des intestats.