Ferme et catégorique, l’enseignant-chercheur en droit public et sciences politiques, Khaled Dabbabi, explique pourquoi le projet de loi sur la répression des atteintes contre les forces de l’ordre est anticonstitutionnel. Et ce dans une interview accordée à leconomistemaghrebin.com. Interview.
L’Economiste maghrébin :
L’élaboration d’un projet de loi sur la répression des atteintes contre les forces de l’ordre et des agents de la douane est-elle une idée bien fondée ?
Khaled Dabbabi :
Il n’existe aucun fondement raisonnable pour l’élaboration et l’adoption d’une telle loi pour un secteur bien déterminé, à savoir le corps des forces armées. Ainsi, dans ce cas de figure, on tombe dans le corporatisme. Pourquoi ne pas consacrer une loi pour la protection des journalistes ou les médecins ou le corps enseignant ? On pourrait se poser ces questions. Ainsi, on se trouverait dans un scénario d’impasse. D’ailleurs, la protection des forces armées est consacrée par la loi pénale et la loi de lutte contre le terrorisme. J’affirme qu’il n’existe aucun fondement juridique de consacrer une loi exclusivement et uniquement pour la protection des forces armées.
Si c’est le cas, pourquoi le ministère de l’Intérieur a déposé un projet de loi qui suscite la controverse et la polémique ?
Le motif principal avancé par le ministère de l’Intérieur est la fragilisation des forces armées depuis 2011 et leur incapacité de travailler dans une ambiance non sécurisée. Elles se sentent moins en sécurité qu’auparavant. Ainsi, le ministère demande d’aménager ce climat d’insécurité pour pouvoir travailler d’une manière efficace. Il établit un lien étroit entre l’efficacité de leurs interventions d’une part et la sécurité d’une part. Selon la même logique, dès que les forces de l’ordre sont dans une insécurité cela peut remettre en doute l’efficacité de leurs actions.
Plusieurs réserves ont été émises à l’encontre du projet de loi depuis la publication de sa première version en 2015. Qu’en pensez-vous ?
Tout d’abord, il convient de signaler que les amendements qui ont été avancés au fur et à mesure ont contribué à l’amélioration du texte par rapport à sa version initiale. D’ailleurs, je cite la députée Samia Abbou qui a affirmé que plusieurs amendements ont fait en sorte que ce projet de loi se rapproche de l’esprit de la Constitution. Et ce, par rapport à la version initiale. Quant à la version actuelle (Juillet 2020), elle rime mieux avec le droit de l’accès à l’information et la liberté de l’expression. Toutefois, malgré toutes ces modifications, ce texte demeure dangereux pour les droits, les libertés fondamentales et pour l’Etat de droit. Il est très dangereux pour la démocratie et la transition démocratique d’une façon générale.
Malgré les améliorations, ce texte va à l’encontre de la Constitution et les conventions internationales ratifiées par la Tunisie. Il consacre le principe de l’impunité absolue pour les forces de l’ordre dans l’exercice de leurs fonctions. Ce qui interpelle, c’est qu’il n’existe aucun organe dans l’Etat qui puisse bénéficier d’une telle impunité et une immunité inexplicable. Le principe de la redevabilité est un principe juridique fondamental. Le principe de l’égalité entre les citoyens consacré par l’article 22 de la Constitution est, également, bafoué par ce projet de loi. D’autant plus que les dispositions de ce texte doivent être adaptées en fonction du contexte social et politique actuel.
La question qui se pose : Est-ce que les forces armées ont intériorisé le principe de la démocratie et de la République après le 14 janvier ? Pour mesurer l’impact dangereux de ce texte, il faut prendre en considération cette question-là. Nous avons échoué jusqu’à aujourd’hui à mettre en place les réformes dans le secteur de la sécurité, la justice, les médias, l’administration et autres secteurs. D’ailleurs, l’un des résultats d’une bonne justice transitionnelle, qui a échoué en Tunisie, réside dans les garanties de non-répétition.
Nous devons mettre en place des garanties juridiques et institutionnelles pour que les dépassements d’hier ne se reproduisent plus mais jusqu’au jour d’aujourd’hui, le législateur tunisien n’a pas mis en place les dispositifs de non-répétition. Le secteur de sécurité et des forces armées a toujours fait partie intégrante de la dictature, que ce soit à l’époque du premier président de la république ou bien sous l’ère de Ben Ali. Pour cette raison, on ne peut lui demander d’utiliser avec modération ces prérogatives qui figurent dans le projet de loi. Non seulement ce projet de loi incite les forces armées à commettre des dépassements mais cela devient plus vérifiable et plus dangereux avec la mauvaise mentalité qu’à intériorisé ce secteur-là pendant des décennies. Nous n’avons pas pris contre elles les mesures de garantie de non répétition pour remédier à cette situation et instaurer une nouvelle culture et un nouvel esprit républicain et d’Etat de droit.
Selon un article du projet de loi, le ministère de l’Intérieur accompagne juridiquement un agent de l’ordre qui fait l’objet d’une plainte par un citoyen. Est-il logique que le ministère charge un avocat pour le défendre, alors que les autres fonctionnaires de l’Etat ne bénéficient pas d’accompagnement juridique en cas de poursuite judiciaire et de plainte ?
Ceci est une violation au principe de l’égalité, car le ministère de l’Intérieur met l’agent des forces de l’ordre au premier rang, devant les citoyens. En plus, c’est une mesure inutile surtout que le droit à un procès équitable et le droit de défense sont des droits incontournables dans tous les systèmes juridiques. Si l’accusé n’a pas les moyens pour engager un avocat pour le défendre, le ministère de la Justice lui engage un avocat et non le ministère de l’Intérieur. Ainsi, le fait que le ministère de l’Intérieur engage son propre avocat n’est qu’une pression exercée sur la justice et le déroulement de l’affaire.
En plus, le ministère de l’Intérieur, en tant que ministère de tutelle, doit avoir une certaine neutralité par rapport aux accusations et laisser l’affaire sous l’appréciation indépendante et souveraine de la justice. Ainsi, la justice doit résoudre cette affaire et le ministère de l’Intérieur doit rester neutre, impartial et ne pas intervenir étant donné que c’est l’organe dont relève l’accusé.
Par la suite, il doit prendre les mesures nécessaires par rapport au verdict annoncé par la justice surtout s’il s’agit d’un verdict définitif qui ne peut pas faire objet de Cassation. Ainsi, le ministère doit prendre les mesures disciplinaires ou radier l’accusé du corps des forces armées et non pas le soutenir préalablement, intervenir dans le déroulement de l’affaire ou essayer d’orienter l’affaire dans le sens de la non-accusation.
A quoi on doit s’attendre si l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) adopte le projet de loi ? Si l’ARP rejette ce projet de loi, le ministère de l’Intérieur va-t-il le re-déposer sous une autre forme ?
Si l’ARP adopte le projet de loi (C’est ce qu’on n’espère pas), cela ouvrira la voie aux députés d’attaquer la loi devant l’Instance provisoire du contrôle de la constitutionnalité des lois. Car comme je l’ai mentionné plus haut, les dispositions du projet de loi sont manifestement anticonstitutionnelles. Donc, il existe des motifs pour annuler ce projet de loi. On espère que l’Instance ait le courage nécessaire pour prononcer une fois pour toute sur le projet de loi et ne revient pas à sa jurisprudence de déni de justice, comme c’était bel et bien le cas avec la loi de la réconciliation économique. Si l’instance se prononce d’une manière audacieuse et courageuse, ça sera une occasion pour clôturer le débat sur ce projet.
Si le projet de loi ne passe pas, je crois que le ministère de l’Intérieur va le re-déposer sous une autre forme. Il choisira le bon timing en fonction des rapports de force au sein de l’ARP pour faire passer ce projet. L’évolution de ce texte montre l’insistance de la Présidence du gouvernement et du ministère de l’Intérieur pour son adoption. Car depuis 2015, on a toujours été confronté à des versions amendées et modifiées dudit projet. Sa philosophie demeure inchangée. Le ministère se penche toujours à l’ajuster afin de convaincre les députés et la société civile à faire passer le projet de loi.