La profondeur du marché financier intérieur permet au mieux de lever 3 à 4 milliards de dinars, sans effet d’éviction notable du secteur privé (le recours habituel à ce marché tourne autour de 3 milliards). Le solde devrait être financé à travers l’intervention de la BCT.
J’ai suggéré au mois d’avril 2020 (et déjà en 2016), sur les colonnes du magazine de l’Economiste Maghrébin, la monétisation d’une partie de la dette intérieure de l’Etat, et le report du paiement de l’amortissement de la dette extérieure (notamment la dette bilatérale) pour au moins 3 ans (il s’agit de restructuration et non pas de rééchelonnement).
Cette dernière proposition n’a pas été retenue dans le projet de la LFC 2020, sous le prétexte fallacieux que ce report dégraderait davantage la note souveraine de notre pays, comme si les institutions de rating ne connaissaient pas les difficultés réelles de notre économie ; et comme si la gravité de la situation socioéconomique s’accommode d’une telle considération.
La monétisation de la dette intérieure pourrait porter sur quelque 7 milliards de BTA qui seraient achetés ferme par la BCT, via le marché secondaire. En effet, les achats d’obligations d’Etat par la BCT ne sont pas tous considérés comme de la monétisation de la dette, puisque la BCT peut acheter et vendre en permanence ces titres afin d’agir sur le taux d’intérêt ciblé.
Mais cette proposition ne s’arrête pas à ce stade. En fait, pour soulager le taux d’endettement de l’Etat et diminuer les contraintes sur la soutenabilité de sa dette, les obligations souveraines devraient être acquises irréversiblement par la BCT (elles ne seront jamais remises sur le marché financier).
« La monétisation de la dette intérieure pourrait porter sur quelque 7 milliards de BTA qui seraient achetés ferme par la BCT, via le marché secondaire »
Ainsi, cette dernière ne devrait pas réduire la taille de son bilan. Elle devrait rouler la détention de cette dette (le BTA acheté qui arrive à échéance est remplacé par un autre BTA du même montant). L’obligation remplaçante est donc gratuite. Elle n’est jamais remboursée, sachant par ailleurs que les intérêts dus sont reversés au Trésor. Ce BTA est de facto annulé.
Cette monétisation de la dette entraînerait la baisse du taux d’endettement effectif (et non pas celui inscrit dans les livres du Trésor et de la BCT) qui passerait de 90% à 83,5% en 2020.
En outre, la création monétaire y afférente serait peu inflationniste, comme je l’ai montré dans l’article sus-indiqué (l’inflation est expliquée essentiellement par le coût unitaire du salaire, soit le salaire moyen par rapport à la productivité du travail, ainsi que par le glissement du dinar qui renvoie au déficit courant de la balance des paiements). Elle participerait par contre à la détente du marché monétaire (effective ces derniers jours puisque le TMM est inférieur au taux directeur).
Au demeurant, l’excès de liquidités se porterait principalement sur l’acquisition d’actifs financiers et surtout sur l’immobilier. En outre, la BCT dispose d’instruments adéquats pour freiner l’éventuelle croissance atypique des crédits (par exemple les réserves obligatoires sur les crédits à la consommation).
Par ailleurs, le gouvernement s’engagerait à rationaliser rigoureusement les importations de biens, et à éliminer les entraves à l’exportation (les perturbations de la production du phosphate et du pétrole, le relèvement inopportun de l’impôt sur les entreprises offshore malgré le risque que représentent les aides à la relocalisation dans les pays tiers, la logistique portuaire, etc.). Cela permettrait de contenir le déficit des paiements courants, et d’éviter une pression à la baisse par trop significative du taux de change du dinar.
A supposer que l’inflation augmente de 1 ou 2 points, cela n’est-il pas relativement dérisoire quand l’économie est en détresse et quand l’impasse budgétaire est difficilement compressible à court terme, même si elle est en partie le résultat d’un laxisme budgétaire qui dure depuis dix ans ? Quelle est la priorité, préserver le tissu productif et contenir le choc de demande ou crier au scandale d’un surcroît d’inflation du fait de l’augmentation sensible de la base monétaire ? Croit-on réellement que c’est la hausse du taux directeur qui est déterminante pour lutter contre l’inflation ?
« La BCT dispose d’instruments adéquats pour freiner l’éventuelle croissance atypique des crédits »
Or, malgré le niveau excessif de ce dernier, la désinflation reste modeste. La stagnation économique persistante (la croissance moyenne sur 2016-2019 est de 1.7% et qui baisserait sur 2016-2020 à -0.3%) dont le seul effet positif indirect est l’appui à la stabilisation relative du taux de change du dinar (la baisse très sensible des prix à l’import du secteur énergétique, soit autour de 30%, et la contraction du déficit commercial ont contribué significativement à l’atténuation du déficit courant et, partant, au raffermissement du taux de change).
Cet état lamentable de l’économie autorise-t-il la BCT à s’auto-satisfaire de sa lutte contre l’inflation, et de s’offusquer de la monétisation de la dette ? Que cette honorable institution nous explique alors pourquoi la monétisation colossale de la dette dans l’UE et ailleurs (le Japon par exemple), malgré un taux d’intérêt quasi nul, n’a pas augmenté l’inflation qui reste contenue depuis plusieurs années autour de 1.5% ? Croit-on que c’est parce que l’inflation et le taux d’intérêt sont très faibles que la monétisation de la dette est possible ?
Or, parmi les objectifs de la croissance de la base monétaire dans l’UE, c’est justement la réduction du taux d’intérêt à long terme. Et ce, afin d’orienter à la baisse le taux de change de l’euro et favoriser ainsi la compétitivité de cette zone. Il n’en demeure pas moins que la BCT, faut-il le rappeler, fait partie de l’Etat souverain, et qu’à ce titre elle est astreinte aux intérêts supérieurs de celui-ci, sans qu’elle perde pour autant son indépendance relative à l’égard du gouvernement, et sans craindre le risque de « domination budgétaire ». Mais la politique monétaire n’est ni exogène, ni neutre.
« Cet état lamentable de l’économie autorise-t-il la BCT à s’auto-satisfaire de sa lutte contre l’inflation, et de s’offusquer de la monétisation de la dette ? »
A cet égard, la monétisation de la dette n’exige aucune modification de la loi organique de la BCT, puisqu’elle relève des opérations de l’open market. Par contre, le fait de rouler la dette pourrait nécessiter une telle modification, qui précise que cette procédure doit être exceptionnelle et qu’elle porte sur la dette monétisée, préalablement négociée entre le gouvernement et la BCT, avec l’accord de l’ARP. Il reste que cette technique ne se confond pas avec le financement direct du déficit budgétaire et n’entame en rien l’indépendance de la BCT.
Si d’aventure les mesures de prévention durcissaient avant la fin de l’année (confinement partiel au niveau régional ou même national), le PIB réel chuterait probablement de 10%. Un déficit budgétaire de 14% deviendrait plausible, nonobstant les ajustements apportés au projet initial de la LFC2020.
Dans ce cas et en dehors de l’aide internationale d’urgence, la monétisation de la dette s’élèverait vraisemblablement à quelque 9 milliards de dinars, à moins de reporter une grande partie des dépenses d’investissement non encore engagées.
Le projet de LF2021 fait exploser l’endettement extérieur
Le projet de budget de 2021 vise un déficit de 7.3% et une impasse financière de 16.1% du PIB, sur la base d’une croissance de 4% et d’une inflation du prix du PIB de près de 5%.
Au vu des dégâts qu’occasionnera la 2ème vague de la pandémie, de sa durée probable jusqu’à la fin de 2021, et de l’insuffisance des mesures de soutien de l’offre en 2020, le taux de croissance économique retenu semble surestimé.
Il en est ainsi, compte tenu notamment des graves difficultés que rencontrent le tourisme et le transport aérien, d’une production oléicole en 2020 relativement modeste, d’une demande extérieure particulièrement atone, notamment pour le secteur des IME, de l’augmentation probable du nombre de fermetures d’entreprises, principalement des TPE, de l’augmentation du chômage et de la baisse de la consommation qui en découle, du niveau élevé de la dette des entreprises et de l’incertitude grandissante qui inhibent la propension à investir du secteur privé.
Aussi, sans un plan de relance énergique, la reprise « technique » ne dépasserait pas, me semble-t-il, les 2.5 à 3%. Le volume du PIB ne retrouverait le niveau de 2019 qu’en 2022 au plus tôt.
Sur la base d’une croissance probable de 2.5% à 3%, le déficit budgétaire serait autour de 8%, soit 9.5 milliards. L’impasse financière atteindrait 20 milliards. Le recours au crédit intérieur s’élèverait dans ce cas à 3 milliards, contre 17 milliards d’emprunts extérieurs, dont près de 11 milliards sur le marché financier international.
Au vu de la notation souveraine de notre pays, la prime de risque serait élevée, de sorte que le coût de cet emprunt avoisinerait probablement les 7.5%.
« Au vu des dégâts qu’occasionnera la 2ème vague de la pandémie… le taux de croissance économique retenu semble surestimé »
Est-il raisonnable de solliciter autant le marché financier international et d’exposer le pays à un taux de renouvellement de la dette extérieure de plus en plus élevé ?
Ce taux rapporte les crédits extérieurs à moyen et long terme, nets du service de la dette extérieure, au volume de ces mêmes crédits. Il passe de -19% en moyenne sur 2005-2010, soit un désendettement, à 30% sur 2015-2019, soit une accélération de l’endettement.
Cette évolution est susceptible de conduire rapidement à l’insolvabilité de la Tunisie. Alors que le projet de la LFC 2020 table sur la stabilisation du taux de renouvellement de la dette extérieure, le projet de la LF 2021 le fait exploser.
Sous cet angle, il est à conseiller d’éviter cette direction dangereuse, pour autant qu’il soit possible d’emprunter ce montant sur le marché financier international. Aussi, serait- il souhaitable de fixer comme contrainte la possibilité de lever un maximum de 3 milliards de dinars sur ce marché, et de revoir en conséquence le projet de budget pour 2021.
« Alors que le projet de la LFC 2020 table sur la stabilisation du taux de renouvellement de la dette extérieure, le projet de la LF 2021 le fait exploser »
Les ajustements suggérés de ce projet de budget s’articuleraient comme ci-après:
Si l’on vise une certaine relance de l’économie, il est proposé d’augmenter l’investissement public au sens large (l’investissement au sens strict majoré des interventions qui relèvent du développement) à concurrence de 1.5 milliard, pour le porter à 8.5 milliards de dinars.
En contrepartie, la masse des salaires ne devrait pas évoluer (blocage des avancements, des recrutements et autres ajustements). Les interventions de l’Etat baisseraient de 0.5 milliard.
En outre, des sacrifices seraient demandés aux salariés et aux détenteurs de revenus d’entreprise, soit une contribution supplémentaire de 1 à 2.5% selon les tranches de revenus. A cela s’ajouterait une hausse du prix du carburant à la pompe, sans référence au mécanisme d’ajustement en vigueur.
Ces différentes restructurations ramèneraient le déficit budgétaire à 6.5% du PIB, soit environ 7.5 milliards. L’impasse financière à 18 milliards.
Si une restructuration de la dette extérieure bilatérale au niveau de 2 milliards était possible, et sachant que près de 6.5 milliards de crédits extérieurs sont déjà affectés (notamment les crédits de soutien au budget de l’Etat), alors le solde de l’impasse à financer s’élèverait à 9.5 milliards, dont 6 milliards reviendraient au marché financier international et au crédit intérieur (3 milliards).
Sous cet angle, la monétisation de la dette par la BCT serait de 3.5 milliards. Mais dans le cas où la restructuration de l’amortissement de la dette bilatérale serait exclue, la monétisation de la dette, au sens défini précédemment, atteindrait 5.5 milliards, ce qui est relativement soutenable.