L’année 2021 commence mal. Elle a vu s’ouvrir une crise politique retentissante que plus d’un mois de manœuvres politiciennes et des mises en demeure épistolaires n’ont pas réussi à régler.
Aujourd’hui la situation est gelée par l’attentisme des protagonistes provoquant la dénonciation du fonctionnement des institutions et la forte dé-légitimation des acteurs politiques. En cela la crise constitue une rupture qui incite à une reformulation des modèles d’explication en mesure de définir les réalités nouvelles issues d’un régime parlementaire qui, sans bipartisme établi ou sans parti majoritaire assuré, ne saurait associer l’équilibre à la stabilité et à l’efficacité. Deux interprétations sont proposées qui permettent d’élargir le champ de l’approche politique en s’extrayant des croyances que partagent tous ceux qui sont dedans.
La première interprétation fait appel aux tempéraments des acteurs qui ne sont pas propres à concilier les esprits et défieraient les instruments d’analyses et les concepts habituels des sciences politiques. Ces conduites, plus folkloriques que scientifiques, se fondent sur la reconnaissance d’une irréductible spécificité de la vie politique de ce pays. En d’autres termes, la politique ne saurait être un objet de connaissance scientifique et la véritable objectivité ne pourrait dès lors déboucher que sur une analyse descriptive et par ailleurs inutile. Cette crise politique prend alors les dimensions d’une querelle de famille avec des gagnants et des perdants à laquelle un étranger ne saurait se mêler sans indiscrétion.
La seconde interprétation, plus subtile, conduit toutefois à la même impasse par des chemins mieux tracés. Elle consisterait à appliquer à la vie politique en Tunisie les méthodes descriptives mises au point ailleurs. Il en résulte un tableau d’autant plus consternant qu’au niveau où se situe cette analyse n’apparaît aucune solution, et la tentation est forte de s’en remettre décidément au tempérament du Tunisien pour trouver une issue à ce labyrinthe dans lequel se serait fourvoyé le personnel politique dans sa grande majorité.
Crise politique imminente
On ne peut pas en effet dissocier le comportement politique de la personnalité de ceux qui sont au pouvoir ou se proposent de l’être un jour. Dans leurs relations avec autrui, surtout lorsqu’ils sont en campagne, les politiques font généralement preuve d’une capacité plus élevée que la moyenne des gens à se montrer ouverts, avenants, affables, plus enclins que d’autres à se faire aimer et qui osent montrer leur intériorité. Le plus remarquable dans la profession est leur aptitude à supporter des émotions négatives.
La majorité des électeurs, en votant pour tel ou tel candidat, se prononce en réalité pour une personnalité, en d’autres termes pour ce qui constitue la personne, qui la rend psychiquement, intellectuellement et moralement distincte de toutes les autres. On parlera alors, de quelqu’un qu’il a une forte personnalité ou de manquer de personnalité ; qui s’impose par son influence et qui fait autorité ou qui, au contraire, trompe le public par ses actions incertaines et douteuses. C’est aussi celui qui viendra rendre au politicien discrédité une autre personnalité que celle colportée par le modèle standardisé qui donne aux hommes et aux femmes politiques une si mauvaise réputation, et dans lequel domine l’orgueil démesuré, le dédain d’autrui, les pratiques indignes, le comportement agressif, le manque de constance, l’incapacité à se maîtriser, les écarts de langage et le fantasme de la toute puissance.
Dans cette dramaturgie du fiasco intégral, qui sont les personnages qui déterminent le sujet de la pièce ? Se présentent alors, dans l’ordre, un chef de l’Etat, Kais Saïd, un chef de Gouvernement, Hichem Mechichi, et un président de l’Assemblée, Rached Ghannouchi.
Démocratie confisquée par la rue
Arrêtons-nous au premier de la liste : Kais Saïd, un chef d’Etat élu au suffrage universel qui lui octroie une autorité supplémentaire, symbole de l’unité nationale ; il est persuadé d’incarner la légitimité, de porter les destinées de la Tunisie, d’avoir une mission à remplir. Autant de conditions qui convergent vers le phénomène charismatique. Il n’a pas de parti et on ne lui connait pas de partisans prêts à le suivre contre vents et marées, encore moins un prestige imposant qui lui donnerait l’allure de la séduction. Elu à la présidentielle avec plus de 72% des voix, il n’y avait, face à lui, que des partis diminués et divisés et des adversaires discrédités ou compromis. On trouve là des conditions favorisant le rassemblement autour d’un homme qui ne s’identifie à aucune classe, se proclame vouloir confier au peuple le pouvoir de façonner son destin et tracer sa voie. Bref, il se retrouve malgré lui leader iconoclaste d’un espace politique virtuel qui se proclame rassembleur mais qui ne représente au mieux qu’une démocratie confisquée par la rue qui n’est pas la volonté populaire, mais un attroupement de mécontents occasionnels, des voix dissidentes leurrées par des slogans démagogiques.
Vient ensuite Hichem Mechichi, surgi de nulle part, il est nommé chef de Gouvernement. En cela il a bénéficié du soutien, qui s’est avéré être réversible, du président de la République. Confronté à son sévère bienfaiteur, à la suite d’une tentative d’émancipation des règles qui lui sont prescrites, le faisant dépendre sur tout ce qui concerne la composition de son gouvernement d’un juge supérieur, lui ôtant ainsi toute liberté de choix, sans égard à ses prétendus pouvoirs accordés par la constitution, exigeant de lui un consentement et une créance aveugle, le titulaire de l’exécutif s’est rebiffé. La sévérité de Kais Saïd, censée arrêter les contestations, les disputes et qui, par là même, entretient la paix, n’a pas eu les effets escomptés. Bien que parfaitement dépassable, ce différend s’est heurté à cette malheureuse obstination des esprits qui ne veulent jamais céder, jamais avouer qu’ils se sont trompés. Dans cette épreuve si désespérante, Hichem Mechichi bénéficiera de l’appui inconditionnel d’Ennahdha et de ses compagnons et serviteurs qui ont tout intérêt à ce que le pays s’enfonce davantage dans le marasme.
L’effondrement de l’Etat et de ses institutions est devenu un fait intangible
Entre un Mechichi qui frappe à toutes les portes, mobilise tous les recours, fait des concessions, et un Kais Saïd fermé à tout compromis, avec son obstination imperturbable et son entêtement à ne rien céder, c’est la rupture. L’obstination irraisonnée de l’un et l’insolent défi de l’autre supposent d’emblée que le chemin qu’ils ont pris aboutirait à l’impasse, que l’effondrement de l’Etat et de ses institutions est devenu un fait intangible, que le lien de confiance entre l’opinion publique et le pouvoir est manifestement brisé. Côté partenaires sociaux, le sentiment, souvent exprimé, est de ne pas continuer la vie commune avec un exécutif dont la gestion est loin d’être un plébiscite de tous les jours.
Il y a enfin, le frère Ghannouchi, nouveau prédicateur d’un islam civilisé à l’opposé du tribun radical qu’on reconnaissait à sa barbe indisciplinée. C’est qu’il a tout fait pour s’intégrer plus facilement dans l’air du temps, d’être plus rassurant, plus protecteur et de se poser en jihadiste à visage humain. Il a même fini par admettre que l’époque de l’immuabilité islamiste primaire est terminée. En révélant sa nouvelle apparence, il pense réussir sans difficulté à persuader ses intransigeants disciples du bien fondé de l’admirable changement dont il fut l’objet et qui le placera inévitablement en alternative crédible, en présidentiable.
Rached Ghannouchi et l’art de l’amalgame
La personnalité du leader islamiste est ainsi devenue l’expression même de cet amalgame entre l’autorité politique et le pouvoir religieux. D’un côté, il concentre en lui les statuts du chef spirituel d’une organisation religieuse, du doctrinaire défendant la Charia et qui ne désespère jamais, malgré toutes les concessions, de la voir un jour régir la société. De l’autre, on y reconnaît le chef incontesté du parti politique dominant, de surcroît président du parlement. Il n’est plus l’artisan d’un consensus, comme au temps du charismatique Béji Caïd Essebsi, mais celui qui, aujourd’hui, manipule les institutions, attise les tensions, domine la coalition majoritaire à l’ARP, intervient sur les ondes pour commenter la situation politique dans le pays, offre un appui indéfectible à un chef de Gouvernement englué dans une manœuvre politicienne et se permet, par une expression laconique et froide, de remettre le chef de l’Etat à sa place. Rien ne se décide sans son accord, rien ne se fait sans son assentiment. Plus que Kais Saïd, qui lui dispute l’engagement envers Dieu, il n’est justiciable que du jugement divin.
Dans ce drame à trois, tel que décrit par le modèle d’interaction sociale de Karpman, les rôles inter-agissants ne sont pas fixés et nous passons très facilement de la Victime, H. Mechichi, au Persécuteur, Kais Saïd, ou au Sauveur, R. Ghannouchi. Dans ce jeu aucun des trois n’a envie que la situation ne change ; chacun étant satisfait de son rôle et en retire un profit personnel. Quel bénéfice la victime, (Mechichi) tire-t-elle du fait d’être persécutée ? Il y en a trois :
- En tant que victime, Mechichi attire l’attention sur lui et on lui témoigne de la compassion. Mais ne sachant comment s’en sortir, il espère que quelqu’un d’autre s’en chargera, le sauveur évidemment (Ghanouchi).
- Comme il est la victime, il se sent dans son droit dans cette épreuve de force. Cela lui permet d’extérioriser ses plaintes et d’être la personne qui mérite d’être à plaindre.
- Victime, et donc irréprochable, Mechichi refuse de reconnaître ses responsabilités, ni ne fait l’effort de changer d’attitude du moment que tout le mal est dû au persécuteur.
Victime, persécuteur et sauveur ?
L’intérêt du sauveur (Ghannouchi) est bien plus évident et le rôle qu’il tient est plutôt gratifiant. Il permet d’avoir une bonne image de Soi, et aussi une bonne image auprès des autres. Mais ce n’est pas tout, car il se réjouit de voir que quelqu’un lui fasse confiance et il se félicite d’avoir une personne qui dépende de lui, et donc d’en exercer le contrôle. Ce faisant, Ghannouchi place Mechichi en incapacité car ce dernier ne pourrait pas s’en sortir sans lui.
Il arrive cependant que le sauveur (Ghannouchi) se retrouve lui-même la présente victime d’un autre jeu (la motion pour sa destitution) et souffre en voyant la même situation se produire chez autrui, ce qui le pousse à agir même quand on ne lui a rien demandé. Le sauveur n’a donc ainsi pas plus d’intérêt à ce que la situation s’arrange, car tout comme la victime, si le problème prend fin, il n’a plus de raison d’exister et la personne qui jouerait ce rôle perdrait ainsi tous ses avantages.
Enfin, pour que le sauveur puisse perdurer, il a besoin d’une victime mais aussi d’un persécuteur pour justifier son existence.
Ce persécuteur (Kais Saïd), tire son intérêt en libérant ses pulsions agressives sur quelqu’un d’autre, la victime. Il le fait souvent pour obtenir quelque chose en retour, c’est-à-dire s’imposer de manière violente et à son propre bénéfice. C’est d’ailleurs souvent en tant que victime (cette fois de Mechichi qui exclut les femmes et les hommes du président de la liste de son nouveau gouvernement) qu’il a décidé de se protéger et de se venger en employant la manière forte. En tant que persécuteur, il n’a conscience que de ses propres intérêts et nie ceux des autres.
C’est lui seul qui établit les règles, décide, dirige et corrige la moindre erreur. Il ne pardonne pas le plus petit écart et n’hésitera pas à tenir à l’endroit de la victime et de son sauveur des propos dévalorisants voire humiliants, à faire des critiques acerbes, à mettre ses interlocuteurs en position d’infériorité, à faire culpabiliser.
En vérité de telles représailles cachent une personne qui ne ressent qu’un embarras et de la timidité pour aller vers les autres, qui est pétrifiée de peur face aux relations, et qui cherche à se défendre d’un ennemi imaginaire. Il a donc besoin d’une victime pour se sentir capable et fort.
Cécité mentale
Tout comme les autres protagonistes, Kais Saïd ne reste pas toujours un persécuteur. Les rôles peuvent être redistribués lorsque la situation devient intenable pour l’un des protagonistes, lui fait alors changer de rôle et change par là-même celui des autres.
Dans un tel triangle, les rôles tenus par Mechichi, Ghannouchi et Kais Saïd sont destructeurs et conduisent à enfermer les protagonistes, tous frappés d’une cécité mentale, dans une spirale infernale qui ne les rendra pas plus forts ni plus heureux, malgré les quelques avantages qui n’excluent pas la peine et les désagréments… pour le pays. Pour s’en sortir il faut déjà que chacun des trois prenne conscience du rôle qu’il joue, pense à maîtriser ses émotions et contrôler ses comportements. Vaste programme !