A quoi rime cette marche organisée samedi dernier par Ennahdha à Tunis? Un rassemblement populaire qui se présente comme un espace d’opinion publique de la plèbe, alternatif à l’espace public dominant? La marque d’une prise de conscience des citoyens ordinaires de leur légitimité à prendre la parole? Une volonté d’aller directement à la rencontre du peuple, de court-circuiter les réseaux habituels? Ou bien le signe des progrès de la démocratie? Que s’est-il passé samedi? Une mobilisation contre un régime autoritaire et répressif? Une vive réaction des partisans d’un mouvement d’opposition qui manifestent pour exprimer leur mécontentement contre un pouvoir qui voudrait imposer une dictature, étouffer les revendications nationales?
Que nenni. Cet événement nous rappelle simplement au bon souvenir de ces manifestations pro gouvernementales, bien organisées et bien encadrées, qui se déroulaient par le passé au sein des régimes considérés comme autocratiques. Afin de renforcer la cohésion des élites et des masses, donner à l’opposition l’impression que le pouvoir est encore puissant et dissuader toute velléité de protestation. En conséquence, ceux qui souhaitaient voir la chute du régime sont découragés à agir.
Généralement ces manifestations de soutien investissent la plupart du temps des lieux hautement symboliques, sont très coûteuses en termes d’organisation, de ressources financières et surtout d’identification et de prise en charge des personnes susceptibles de s’y rallier.
Une démonstration de force
Vu sous cet angle, la procession des islamistes, sans motivation précise et sans un contexte particulier qui l’aurait rendue propice à l’expression d’une revendication, n’est rien de plus qu’une démonstration de force, presque de virilité.
Mais, comme dans l’histoire des dictatures, elle renvoie à la tradition des marches politiques qui sont des marches mues par un esprit de conquête qui préfigure la prise du pouvoir suprême. Cela rappelle la marche sur Rome menée par les faisceaux italiens de Mussolini le 28 octobre 1922 pour impressionner et faire pression sur le gouvernement et la classe politique.
Les marches politiques sont donc porteuses de ce double héritage que l’on peut résumer ainsi: d’un côté, la marche du faible, et l’emploi du mot « marche » masîra, plutôt que celui de « manifestation » est tout à fait inapproprié car il renvoie à une minorité brimée qui revendique son droit au respect et à la justice, exprime un idéal de démocratie directe et la non-appartenance à un parti traditionnel. Le but étant de refonder une forme de communauté idéale.
« La procession des islamistes, sans motivation précise et sans un contexte particulier qui l’aurait rendue propice à l’expression d’une revendication, n’est rien de plus qu’une démonstration de force, presque de virilité »
De l’autre côté, la manifestation du fort, qui est la mise en scène d’une action à forte visibilité destinée à intimider, s’achevant par un meeting qui pousse à s’interroger sur l’hypothèse d’un réinvestissement oratoire de la rue, l’avènement d’un nouvel ordre politique délibératif se tenant cette fois sur la place publique.
La « marche » d’Ennahdha qui, reconnaissons-le, se distingue des défilés militaires, met en avant une foule imposante, parfois en liesse, se voulant directement issue de la volonté du peuple, brandissant des slogans, bannières et pancartes pacifistes, troquant provisoirement le drapeau national contre celui de la oumma du parti islamiste pour faire passer un message clair et fort. Mais lequel et à qui?
Ennahdha : Situation de vulnérabilité
Toute manifestation a plusieurs objectifs et, d’une manière ou d’une autre, atteint le pouvoir; et l’appel à manifester caractérisé par le face-à-face avec les institutions de l’Etat et une propension à devenir lui-même révélateur d’une crise. Car voici un parti qui a remporté le plus grand nombre de sièges à l’ARP et dont personne ne conteste la légitimité; qui contrôle la coalition majoritaire, se targue d’avoir une réelle incidence sur le gouvernement du pays et se comporte en véritable maître de sa destinée. De plus, rien ne justifie une telle opération du moment qu’il n’y a pas d’élections à l’horizon et que la légitimité du pouvoir du parlement n’est pas questionnée.
A moins qu’Ennahdha soit dans une situation de vulnérabilité face à la sévérité croissante de la concurrence. Dans les systèmes politiques à parti unique, les ralliements au régime en place s’expliquent davantage lorsque le pouvoir est dans une situation fragile, que lorsqu’il connaît une situation prospère. Il lui faut alors renforcer son image afin d’atténuer les menaces que feraient peser sur lui les diverses forces d’opposition. C’est donc principalement lors des périodes où le régime est fragilisé que le recours à la mobilisation pro gouvernementale semble se démarquer.
Fragilisée, Ennahdha l’est assurément. Bien que sortie victorieuse des urnes, elle s’est retrouvée contestée, ses députés en butte au mépris de l’opposition, son leader et président de l’ARP déconsidéré, souvent carrément pris à parti, fréquemment rappelé à ses origines, réduit au rôle du souffre-douleur incapable de retrouver une saine estime.
Bien qu’Ennahdha n’est plus aux prises avec un régime autoritaire, elle partage avec celui-ci nombre de traits communs au premier desquels la propagande, l’endoctrinement, la mobilisation des centaines de malheureux idéalistes, pauvres hères et sinistres crétins venus des quatre coins du pays, à qui on a raconté des bobards en les racolant à coup de bons d’achats. Depuis toujours, ce parti n’a cessé d’exercer auprès de la population un contrôle social étroit, souvent en se réclamant de valeurs transcendantes ou d’un ordre moral supérieur en lesquels se reconnaissent précisément les islamistes. Il s’agit d’exister dans l’espace social et plus encore, de marquer la singularité de leur identité dans le champ politique.
Le soulèvement populaire de 2011 n’est parti ni d’une avant-garde, ni d’une organisation, ni d’un ordre donné; aucun leader, aucune doctrine, aucune idéologie ne l’a inspiré. Il n’était ni religieux ni spécialement antireligieux. Les islamistes, en revanche, qui avaient pris en marche le train de la démocratie, n’ont pour vocation exclusive que d’établir un État islamique même si, pour la circonstance, ils enrobaient le tout dans des revendications profanes: justice sociale, État de droit, liberté d’expression, démocratie, etc. Ils restent tributaires de règles qu’ils respectent en pratique, bon an mal an, faute de mieux.
« Takbir »
Le discours de R. Ghannouchi à l’adresse de ses partisans, n’est alors qu’un bis repetita des considérations stratégiques des islamistes pour intégrer la vie politique par des accommodements raisonnables et contraints. Même si l’effervescence démocratique de l’orateur sur l’exercice des libertés civiques et du vivre ensemble était ponctuée de cris « Allah u Akbar » ! Métaphores guerrières ou cris de victoire? Dans tous les cas, le takbîr donnait à l’événement un aspect confessionnel qui vient trahir la défense des valeurs démocratiques temporelles prônées par le leader islamiste.
Ce défilé pacifique serait pour les islamistes un événement fondateur, l’occasion pour eux d’effacer leur passé peu reluisant. C’est-a-dire de faire taire et de faire oublier par une promesse solennelle de respecter les lois de la République, d’adhérer aux principes de la démocratie, de contenir le redoutable péril de la violence dont la seule évocation menace l’ordre public. Sur la religion, le mutisme demeure total, car il risque de réveiller le souvenir proche de l’imposture. Il est alors interdit de rappeler ce dont le rappel même est un crime, d’effacer ce dont l’évocation même est une promesse de récidive.
En cherchant à se débarrasser quoi qu’il en coûte de quelque chose qui lui colle à la peau, Ennahdha n’interrogerait-elle pas sur le silence entretenu sur son origine de terreur et sur la redoutable dangerosité de son existence dans la sphère politique?
« Ce défilé pacifique serait pour les islamistes un événement fondateur, l’occasion pour eux d’effacer leur passé peu reluisant »
En quittant l’enceinte de l’hémicycle, celle d’une assemblée vaine et bavarde, où les discussions sont polarisées et les affrontements radicalisés, perdant son temps en palabres inutile, faisant du Parlement un lieu où la conduite publique des discussions est devenue une futilité nuisant à l’action pendant que la nation se meurt d’indécision. La rue devient alors le lieu d’un rapport particulier au pouvoir: lieu de soutien au parti, lieu de pression où l’on peut se prévaloir d’une autre légitimité que celle conférée par les urnes.
Plus il parle plus il s’enfonce dans l’imposture
Pour R. Ghannouchi, affranchi un court moment de sa fonction institutionnelle, sans contradicteur, sans le harcèlement constant de Moussi, de Abbou ou de Tibbini, la parole politique se libère dans la manifestation, rencontre éphémère entre la place publique et la possibilité de développer un nouveau type de discours à distance. Entre le brouhaha d’une Assemblée devenue l’un des théâtres d’ombres de la compétition politique et les liturgies célébrant la rue comme origine de la démocratie, sans la crainte des débordements et sans risque de déstabilisation. La rue n’est plus le lieu de troubles sporadiques et irrationnels que l’on peut réprimer. Mais elle devient comme un élément clé de la stratégie d’un parti politique dont le but est l’affirmation de l’idéal démocratique de la République.
Cette rue, tantôt subversive tantôt pacifiste se voulait, dans l’esprit des organisateurs, représentative de l’ensemble du peuple, défendant l’intérêt général. Ce n’est pas la rue des groupes contestataires, ni le lieu de revendications catégorielles, voire factieuses, où les foules sont toujours soupçonnées d’être sous l’influence d’ennemis de la société. Porteuse de légitimité politique, la rue appartient désormais à tous les citoyens.
Mais l’espace public, rue ou avenue, suppose, à l’instar du parlement, la participation égale de tous à la délibération. De même qu’une émancipation des autorités religieuses et politiques. Et la contribution d’individus pensant et agissant en citoyens rationnels. Or la voilà devenue un espace d’exhibition du défi des extrémistes et de la vaillance rhétorique. Mais les paroles restent vaines, les slogans superflus; les cris faibles et peu convaincants; le débordement des passions inaudibles. Y compris les paroles sans mesure d’un Rached Ghannouchi qui plus il parle plus il s’enfonce dans l’imposture.