Soixante cinq ans après l’indépendance Neila Charchour, militante de la société civile, nous livre ses impressions sur ce qui s’est passé tout le long de ces années.
« Ayant l’âge de l’indépendance, j’en suis un témoin contemporain avec un recul insuffisant. Je vais essayer d’apporter un témoignage le plus objectif possible selon ma propre vision.
Fille d’un père Bourguibien, alors qu’il était Zeitounien et non Sadikien, il avait acquis une grande ouverture d’esprit de par sa grande proximité avec Bourguiba, mais aussi une grande tolérance vis-à-vis de ses pairs Zeitouniens en grande partie Islamistes. J’ai donc hérité de cette ouverture et de cette tolérance avec lesquelles je tente de faire un bilan de nos acquis.
L’indépendance est arrivée après la complexité des impacts de plusieurs colonisations, notamment les plus récentes. La française particulièrement raciste et arrogante. Qui elle-même est venue après une colonisation Ottomane encore plus raciste et arrogante que la seconde.
Autrement dit, après des siècles de colonisation les tunisiens avaient acquis la conscience d’avoir un ennemi commun, « le colonisateur ». Les termes souveraineté, indépendance et libertés sont devenus un catalyseur commun pour s’unir enfin autour d’une cause commune malgré ses propres différences internes.
« La volonté de changement venait de l’intérieur par la volonté d’une majorité écrasante »
Une énergie et une euphorie générales envahirent les Tunisiens et une dynamique s’installa pour reprendre la gouvernance du pays en main. Toujours par une majorité écrasante et quelques manipulations malsaines, les Tunisiens acceptèrent Bourguiba comme le leader, le sauveur, le combattant suprême.
Un nouveau mode de gouvernance prît place, très inspiré par la gouvernance française. Il y avait du bon et du mauvais et je dirais que pour l’époque il avait plus de bon que de mauvais. En réalité la France, contrairement à l’Angleterre qui se limitait à l’aspect économique des choses, la France elle, a introduit l’aspect administratif et culturel qui a donné la première élite moderne tunisienne. Les premiers bâtisseurs Tunisiens.
Parmi toutes les nouveautés, trois choix fondamentaux ont été faits.
- Le choix de l’éducation obligatoire pour tous, tant pour les filles que pour les garçons, fut le meilleur et le plus efficient des choix.
- Le code du statut personnel qui a défini et donné les droits et libertés des femmes a rendu la moitié de la population inutile, active et productive.
- Le planning familial qui a permis au pays d’avancer selon ses moyens limités.
Plusieurs autres bons choix ont été faits mais cela relevait du devoir d’un président qui devait assumer son rôle envers ses citoyens en améliorant leur quotidien. A ce niveau Bourguiba fît de son mieux et fut à la hauteur.
S’il manquait de stratégie économique, en bon avocat intelligent et visionnaire, il savait bien s’entourer et il avait lui-même une bonne analyse politique de la situation tant sur le plan national que sur le plan international.
Une nouvelle Tunisie avait vu le jour
Néanmoins par rapport à l’existant, une nouvelle Tunisie avait vu le jour. La joie de vivre régnait et nous étions fiers d’être Tunisiens. Fiers d’être cités en exemple. Le présent et l’avenir semblaient florissants.
Malheureusement à côté des bons choix, il y eu aussi de très mauvais choix.
Le premier mauvais choix que nous traînons à ce jour est qu’il n’avait pas instauré un vrai Etat de droit moderne ni séparé les trois pouvoirs. La culture beylicale ne disparaît pas du jour au lendemain……
Le second étant d’empêcher de semer la démocratie et l’esprit démocratique en acceptant une présidence à vie que ses courtisans l’incitaient à accepter.
Le troisième était d’annoncer qu’en cas de défaillance présidentielle, son Premier Ministre comme son successeur légal pour finir le mandat en cours. Cela provoqua une guerre successorale froide et silencieuse pour le poste de Premier Ministre.
Finalement Bourguiba qui haïssait les Islamistes fit le choix d’un militaire, Zine El Abidine Ben Ali, comme premier Ministre. Celui-ci ne tarda pas à fomenter un coup d’Etat médical, autorisé par la constitution, contre Bourguiba devenu sénile et donc inapte à gouverner. Un coup d’Etat pacifique sans aucune violence. Une spécificité tunisienne dont nous sommes fiers par rapport au monde arabe pour lesquels les changements de régime se font toujours dans le sang.
Malheureusement, ce choix fut une catastrophe sur le plan politique et humain. L’Homme étant inculte, il détruisit une grande partie de l’œuvre de Bourguiba.
Néanmoins c’était un militaire discipliné qui savait bien appliquer les consignes du Fonds Monétaire International, ce qui lui avait permis avec un peu de maquillage d’obtenir de bons chiffres au regard des marchés internationaux. Il se concentra essentiellement sur l’infrastructure routière, le développement industriel, mais aussi, conscient de l’efficacité du vote des femmes pour garder leurs droits, il les renforça et les augmenta.
Par ailleurs il opta pour un libéralisme économique modéré, dont je suis moi-même adepte et que je lui reconnais. Le problème est que le libéralisme exige un vrai Etat de droit et une vraie Justice. Nous en étions très loin et il y eu beaucoup de dérives.
Même l’UGTT fut menée à la baguette pour imposer le libéralisme d’autant que Ben Ali était loin d’être sûr de sa légitimité populaire. Son égo, tout comme celui de Bourguiba, lui interdisait de gouverner avec seulement 60% par exemple. Il savait donc très bien que ses 99% n’étaient que du pipeau.
Seulement les chiffres paraissant bons ne veulent pas dire développement régional et humain et encore moins distribution équitable des biens. Et malgré qu’il ait été formé à l’école Bourguibienne, il n’en retint que les aspects les plus noirs en les exacerbant à l’infini. Quant aux promesses de démocratisation, il n’en fut rien. Nous n’avions eu droit qu’à une opposition de pacotille sans aucune reconnaissance populaire publique. Seuls le Islamistes, interdits d’exercer et emprisonnés en avait car l’histoire glorieuse de l’Islam restait ancrée dans la mémoire collective.
Les droits de l’Homme, furent complètement bafoués. La corruption devient monnaie courante et considérée comme une augmentation de salaire illégale mais tolérée. L’économie parallèle était devenue la vraie source de financement de l’Etat. L’enseignement dégringola jusqu’au niveau de la honte. Valeurs, respect et éducation étaient confondus avec la peur du régime policier.
Le plus choquant pour les Tunisiens était la mainmise de la famille au pouvoir sur absolument tout. Allant du commerce parallèle de petites pacotilles chinoises jusqu’à s’imposer en actionnaires dans les plus grandes entreprises du pays. Enfin la rumeur disait que Madame Ben Ali ou Mr Sakher El Matri, son gendre, auraient l’un ou l’autre la succession de Ben Ali. Au moins Bourguiba n’avait pas désigné son fils mais son Premier Ministre.
Tout cet enchaînement d’actions et de comportement négatifs menèrent à une révolution spontanée et sans leader, d’un peuple qui ne supportait plus l’injustice et réclamait travail, liberté et dignité.
Pour ceux qui pensent que c’était manipulé de l’extérieur je dirai que si c’était le cas, nous ne serions pas entrain de patauger comme nous ne cessons de le faire depuis 10 ans. Or nous nous sommes en train d’apprendre de nos fautes passées et actuelles.
Depuis 10 ans nous nous sommes attelés pendant trois ans à rédiger une nouvelle Constitution. Et malgré cela, nous sommes loin d’avoir la meilleure Constitution du monde, c’est une Constitution qui représente et appartient à toutes les classes sociales du peuple tunisien avec toutes ses diversités régionale, sociale, économique, intellectuelle et culturelle. C’est à ce niveau qu’à mes yeux elle est extraordinaire. Aujourd’hui nous sommes de vrais républicains. Même les Islamistes le sont devenus en signant une constitution.
Elle sera amendée c’est sûr, car à l’application les tunisiens prendront conscience de ses défauts. N’oubliez pas que la République n’a jamais été le produit de notre intellect ou de notre développement humain. Ce fut une notion importée qui a fait ses preuves et ça nous l’avons compris et admis. Reste à construire notre démocratie par nous-même en devenant de vrais citoyens démocrates tolérants et respectueux des différences et capables de travailler ensemble dans l’intérêt du pays.
En conclusion et malgré toutes les défaillances passées et actuelles, nos acquis restent quand même nombreux et sont des acquis de fond.
De l’ère Bourguiba nous avons acquis
- L’instruction ou au moins la conscience de son importance et de sa nécessité
- Le Statut irréversible de la femme tunisienne, et ce, grâce à son instruction
- Le planning familial dont tout le monde a compris l’importance.
De l’ère Ben Ali nous avons bien plus de pertes mais nous avons quand même quelques acquis
- Le renforcement du statut de la femme par intérêt électoral
- La construction d’une partie du réseau routier nécessaire au développement
- La réalisation d’une trame industrielle
- L’instauration d’un début de libéralisme modéré
De l’ère Révolutionnaire
- Voilà encore un changement de régime avec un minimum de violence
- Bon gré mal gré, des gens très différents apprennent à travailler ensemble
- Le Tunisien est définitivement citoyen même s’il a toujours des réflexes de soumission
- Le Tunisien use et abuse de sa liberté d’expression sur laquelle il ne reviendra jamais
- C’est cette liberté d’expression qui nous forcera à apprendre à dialoguer et à corriger
- Les Hommes n’ont plus peur d’aller en prison pour leurs idées
- Et malgré le grand huit sur lequel nous sommes tous embarqués, nous demeurons sur les rails de la démocratie. Il faut juste s’atteler à éviter le déraillement.
Vive la Tunisie !