Depuis 2011 et le changement de régime, la vie publique sous la Seconde République est animée par des polémiques récurrentes. Elles portent sur l’ « ingérence » étrangère dans les affaires intérieures tunisiennes.
Récemment Abir Moussi dénonçait l’ingérence américaine dans les affaires tunisiennes. Tandis que les islamistes d’al Karama fustigeaient une prétendue influence française… Le phénomène s’explique par un double mouvement. D’un côté, la révolution a revigoré le sentiment patriotique souveraino-nationaliste au sein de la société civile. Du reste, le président de la République Kaïs Saïed développait cette thématique durant sa campagne. De l’autre, l’expérience politique tunisienne suscite un intérêt certain auprès de puissances internationales et régionales, arabes et non-arabes.
La notion d’ingérence
La souveraineté est souvent assimilée à l’indépendance, la liberté, dont le droit international a déduit le principe de non-intervention. Il a pour effet d’exclure tout exercice de la puissance d’un Etat sur un autre Etat. Et ce, qu’il s’agisse d’une intervention militaire ou d’immixtion dans les affaires intérieures. Que ce soit donc d’une intervention normative ou indirecte.
D’ailleurs, une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies le souligne aussi. A savoir: « Le droit inaliénable [de tout État] de choisir son système politique, économique, social et culturel; sans aucune forme d’ingérence de la part d’un autre État ». Il s’agit de la Résolution 2625 du 24 octobre 1970.
De même, le principe de non-intervention fonde la territorialité du droit. Et, a contrario, l’interdiction de tout acte d’un Etat étranger qui contraindrait un autre Etat sur son propre territoire. L’interdiction de l’ingérence, fondée sur la souveraineté de chaque État, a aussi partie liée avec le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Lui aussi reconnu par le droit international; sans que sa teneur ni sa portée ne soient précisément déterminées. Les rapports entre ces deux principes sont du reste ambivalents. C’est pourquoi il n’est pas évident de savoir qui, du gouvernement de l’État ou du peuple de l’État, est le bénéficiaire de ce droit. Ledit droit de déterminer son organisation politique, économique et sociale.
En outre, il est souvent délicat de déterminer avec précision les comportements qui relèvent de l’intervention illégale. Certes, il est clair qu’une simple déclaration politique (de la part d’un représentant d’un autre État) n’est pas interdite. Car le critère d’une ingérence prohibée réside a priori dans l’exercice d’une contrainte matérielle. On peut néanmoins considérer que l’aide financière d’un Etat étranger à un parti politique ou à un candidat relève de l’ingérence illégale.
Le spectre de la « main de l’étranger »
Avant la polémique créée par les accusations d’Abir Moussi envers les Etats-Unis, d’autres polémiques avaient déjà éclaté autour du spectre de la main de l’étranger. Et notamment, lors de la visite du prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salmane, fin 2018. Celle-ci avait dû être écourtée au vu des réactions de la société civile tunisienne. Et ce, à l’égard du représentant d’un régime qu’on soupçonnait de la mort du journaliste Jamal Khashoggi. Et qui avait exprimé son soutien au président Ben Ali. D’abord en critiquant le soulèvement populaire; puis en acceptant d’accueillir sur son territoire le président déchu.
De fait, le régime saoudien suit de près l’avènement de la nouvelle République tunisienne. Et cela s’est traduit par des aides et prêts financiers non négligeables. Premièrement, parce qu’il y a précisément cette expérience de démocratisation. Laquelle est perçue comme une menace, une source de déstabilisation de l’ordre établi dans les différents régimes autoritaires arabes. Deuxièmement, la Tunisie post-révolutionnaire est marquée par la centralité du mouvement islamo-conservateur Ennahda. Il est lié historiquement aux Frères musulmans et entretiendrait des liens privilégiés avec le Qatar, tous deux honnis par le régime saoudien. Or, dès l’organisation des premières élections libres, des soupçons pesèrent sur le parti Ennahda d’être en grande partie financé par le Qatar.
Rejet de toute ingérence, quelle que soit sa forme
Dans un autre registre, suite à l’assassinat de l’opposant Chokri Belaïd (février 2013), l’ambassadeur de France à Tunis, François Gouyette, avait été convoqué par le premier ministre Hamadi Jebali. En cause, des commentaires de Manuel Valls, le ministre de l’Intérieur français, à propos d’un « fascisme islamique » qui sévirait en Tunisie.
Toujours dans un autre registre, ces derniers jours, l’ambassadeur des Emirats arabes unis en Tunisie, Salem Issa Alkattam Alzaabi, devait démentir des rumeurs. Lesquelles portaient sur l’éventuelle implication de son pays dans un projet de complot contre le pouvoir tunisien en place. Celui-ci constituerait la cause réelle du limogeage de l’ancien ministre de l’Intérieur, Lotfi Brahem. Alors même que ce dernier a démenti avoir fomenté une tentative de coup d’Etat avec le soutien des services secrets des Emirats arabes unis…
Enfin, on peut citer le cas de l’accueil que certains Tunisiens réservaient à Bernard Henri Levy. On se rappelle qu’il fut l’un des protagonistes de l’intervention militaire française en Libye; ainsi qu’un fervent soutien à la théorie du « devoir d’ingérence ». Dans ce contexte, en novembre 2014, une volée de « Dégage ! » le recevait, à son arrivée à l’aéroport de Tunis-Carthage. Le gouvernement tunisien dut même diligenter une enquête sur cette visite. L’épisode marqua les esprits en France. Et ce, tant il exprimait un rejet de toute ingérence étrangère dans un pays qui venait de recouvrir sa pleine souveraineté populaire…