Le président de la République, Kaïs Saïed, était à Rome les 16 et 17 juin. Avant d’arriver en Italie, sa visite avait déjà été précédée par celle, moins régulière celle-là, de plus de 10.000 de ses compatriotes, des clandestins. En effet, depuis janvier 2021, ils avaient réussi contre vents et naufrages à fouler les rivages de l’île de Lampedusa qui leur sert d’étape de transit vers les pays européens.
S’ils avaient débarqué à Rome, ils auraient pu servir de comité d’accueil au leader du « peuple qui veut ». Une façon de presser Kaïs Saïed d’intercéder en faveur des sans-papiers. Et ce, en invitant les autorités italiennes à assouplir leur politique sur l’immigration envers ceux dont le seul tort est d’avoir succombé à l’irrésistible attrait de la mobilité.
Il dira, dans ce cas, à ses homologues que la diversité culturelle est une force motrice à l’union des peuples. Et que, se considérant citoyens du monde, ces migrants sont devenus l’expression vivante d’une mondialisation heureuse.
La pression exercée sur les frontières italiennes par ces « harragua », qui « brûlent » leurs papiers avant de se lancer vers l’inconnu. Eux qui ne sont désormais ni complètement analphabètes, ni totalement pauvres et pas uniquement de sexe masculin, est devenue la pierre d’achoppement diplomatique entre la Tunisie et les pays de l’Union européenne, particulièrement la France et l’Italie.
« La pression exercée sur les frontières italiennes par ces « harragua » […] est devenue la pierre d’achoppement diplomatique entre la Tunisie et les pays de l’Union européenne, particulièrement la France et l’Italie »
L’épineux dossier des flux massifs de clandestins sans identité et sans passé laisse penser qu’il fut au centre des entretiens de Kaïs Saïed avec les autorités italiennes. Celles-ci, plus que jamais remontées contre le laxisme du gouvernement tunisien, ne manqueraient pas de brandir, à l’exemple de la France, des menaces prévoyant l’adoption des mesures encore plus restrictives pour l’octroi de visas Schengen, l’abandon définitif de la vieille thématique du « développement-migration » et l’arrêt de la fourniture des moyens de renforcement et de sécurisation de nos frontières maritimes jugés parfaitement inopérants.
Autrefois, les facteurs répulsifs qui prenaient une part importante dans les déterminants de l’émigration clandestine, tels que le régime politique répressif, l’arbitraire du pouvoir, le déséquilibre dans la distribution des revenus, un système éducatif qui n’est pas pourvoyeur d’emplois, l’inégalité croissante de développement régional, le népotisme dans le recrutement et la corruption, n’ont plus de raison d’être. Puisque nous sommes devenus un pays démocratique, celui des droits de l’Homme, de la liberté d’expression et du droit de vote.
A cela s’ajoute le pragmatisme et l’efficacité d’un personnel politique régénéré qui n’arrête pas d’évoquer depuis une décennie la promesse d’un avenir radieusement beau. Mais, comme disait Charles Pasqua, « les promesses des hommes politiques n’engagent que ceux qui les reçoivent ».
Dès lors rien ne justifierait que l’on quitte son propre pays pour aller trouver refuge dans un autre, demander l’asile politique et céder à la pression de l’imaginaire migratoire de la libre circulation généralisée qui incite à franchir les frontières au mépris de sa vie pour l’accès au travail. La démocratie n’est-elle pas reconnue par essence comme génératrice de prospérité?
Le rôle de l’éducation dans le processus de démocratisation d’un pays est essentiel dès lors qu’elle contribue à la croissance économique à travers le capital humain et la capacité à innover et entreprendre. Or, depuis dix ans ce ne sont pas les plus pauvres qui migrent.
Quelque 10.000 ingénieurs et 5.000 enseignants universitaires auraient quitté le pays. Il faut ajouter à cela le départ de plus de 800 médecins depuis 2018. Cette hémorragie n’est pas essentiellement d’ordre matériel, le régime de démocratie d’opérette y est aussi pour beaucoup. Puisqu’il n’a pas réussi à convaincre les plus talentueux, dont la formation a été fortement coûteuse pour la collectivité, de rester pour contribuer au redressement du pays.
« Quelque 10.000 ingénieurs et 5.000 enseignants universitaires auraient quitté le pays. Il faut ajouter à cela le départ de plus de 800 médecins depuis 2018 »
Aujourd’hui, en pleine crise politique, sociale autant qu’économique, qui doit beaucoup aux pitoyables prestations de dirigeants politiques générateurs de confusions, de désenchantement civique et démocratique comme on n’en a jamais connu, l’Université La Sapienza di Roma, a jugé parfaitement opportun de décerner un Doctorat honorus causa au président de la République tunisienne Kaïs Saïed.
Si les mots (latins en l’occurrence) ont encore un sens, il s’agit d’un titre « pour l’honneur ». Une distinction décernée pour reconnaître la compétence et l’excellence de personnalités nationales ou internationales dans les principaux domaines de l’activité humaine. Ce n’est donc ni affaire de diplômes ou de brevets d’invention. Mais des réalisations d’un homme ou d’une femme dont l’autorité, le prestige et l’action sont déjà reconnus.
Rappelons à Kaïs Saïed que dans le domaine des distinctions honorifiques, il aurait besoin de faire un petit effort pour contenir sa joie et relativiser ses motifs de fierté. En effet, en matière de marques d’estime et de labels d’honneur qui distinguent le mérite nous partageons avec nos amis italiens bien des souvenirs.
Le président Ben Ali, alors homme d’Etat qui n’avait jamais décroché le moindre diplôme, avait reçu le prix de la Méditerranée par la Ligue des droits de l’Homme italienne. Il a été fait docteur honoris causa de l’Université de Trieste en 2003. Il reçut en août 2009 la médaille d’or de l’Université de Cagliari, la médaille d’honneur de l’Institut supérieur de la défense des traditions en Sicile ainsi qu’une seconde distinction de docteur honoris causa de l’Université d’Ancona.
Rassurons cependant Kaïs Saïed. Tous les chefs d’Etats du Tiers-monde, « élus » ou putschistes emblématiques étaient, et sont toujours, férus de médailles. Dans ce domaine l’Italie s’en était fait une spécialité, souvent bien lucrative. Tous ces manèges de ce qu’on a appelé la diplomatie des diplômes, rendaient les chefs d’Etats, surtout africains, sensibles aux reconnaissances venues de l’étranger, ne résistant jamais à enrichir un palmarès académique qui prête à rire s’il ne s’agissait pas de dirigeants incompétents, incapables, répressifs et corrompus.
Mémorable journée!
Venons-en maintenant à cette mémorable journée du mercredi 16 juin et la procession solennelle de quatre professeurs en robe et toge d’apparat noire et rouge, dans une salle décorée d’une fresque géante, qui se sont réunis pour décerner un doctorat honoris causa en droit romain, théorie des systèmes juridiques et droit du marché privé à Kaïs Saïed. Et ce, pour « le caractère scientifique et institutionnel décisif du dialogue entre les différents systèmes juridiques, dont le droit romain constitue une matrice historique essentielle, fondée sur le respect mutuel et la valorisation des droits de l’Homme ». N’est-ce pas trop pour un seul homme?
Retenons des différentes interventions des quatre membres du comité, l’éloge vantant les mérites du récipiendaire confié à Mme Luisa Avitabile, directrice du Département des sciences juridiques. Elle a souligné comment le Président Saïed, de par sa compétence de constitutionnaliste, avait contribué à la naissance de la Constitution tunisienne de 2014 qui reconnait une pluralité de droits pour protéger la dignité de la personne.
De son côté, le Doyen de la Faculté de droit, Oliviero Diliberto, a rappelé qu’en conférant « au Président Saïed le doctorat honoris causa en droit romain, nous renouons en quelque sorte l’amitié qui lie nos deux pays avec l’Antiquité classique, les relations de fraternité entre deux illustres et anciennes civilisations, qui perdurent et se renouvellent ». Alors…heureux?
Prenant la parole, le président de la République tunisienne s’est déclaré « très honoré d’être dans cette prestigieuse université et de recevoir la reconnaissance de la Faculté de droit ». Il aurait dû en rester là. Or, faisant fi de la tradition, il nous infligea une lectio magistralis intitulée « Droit et Islam ». En cela il s’est trompé de moment, de lieu et de public.
Un savant prodigieux
Suivant l’exemple de Céline Dion, célèbre chanteuse canadienne, ou celui de Greta Thunberg, la toute jeune militante suédoise pour le climat, toutes les deux élevées comme lui au grade d’honoris causa, Kaïs Saïed aurait dû s’en tenir à un discours de circonstance. Des remerciements, une louange en l’honneur d’une personnalité, un plaidoyer pour soutenir une cause humanitaire. Ou une question qui porterait sur la crise socio-économique qui, avec ses ramifications et son ampleur, déstabilisent l’avenir des pays situés de part et d’autre la Méditerranée.
Mais agissant probablement sous l’effet d’une lointaine frustration datant de son parcours universitaire, il a préféré abuser de notre patience en prodiguant des chinoiseries académiques, trébuchant sur les mots dès qu’il s’éloigne de sa copie.
Ecouter l’exposé donné en préambule de sa leçon, sur sa persévérance obstinée en matière de recherche philologique concernant certains concepts juridiques en islam et le système d’articulation des idées qu’ils portent, c’était comme se mettre à l’écoute de l’inaudible.
Tout cela est d’ailleurs inutile connaissant ses engagements sans nuance, son côté conservateur, dogmatique et mystificateur en matière de religion. Faut-il rappeler qu’il considère toujours l’égalité en héritage entre hommes et femmes clairement tranchée dans le Coran, et qu’il n’y a même pas lieu d’en débattre. On s’est réjouit cependant, en apprenant par les réseaux sociaux que sa conférence n’était en fait qu’un réchauffé de celle donnée en 1996 à la faculté de Droit de Tunis.
Kaïs Saïed se prend peut-être pour un savant prodigieux, même si son corpus scientifique est loin d’être exhaustif ou n’a pas été reconnu à sa juste valeur. Il n’en demeure pas moins que le pays veut surtout pour dirigeants, dans la vie réelle, des hommes dont on a éprouvé, dans les périls, la bravoure et l’esprit avisé et, en temps de paix, l’intelligence, l’ouverture d’esprit, la possession des ressources nécessaires pour se former aux affaires politiques et la maturité qui permet au peuple de comprendre plus nettement les rapports qui unissent l’homme d’action et le penseur… C’est loin d’être le cas.