On raconte que lors d’une cérémonie de passation de pouvoir entre deux présidents de la République, et après une brève poignée de mains, l’ancien titulaire de la fonction et son successeur s’étaient isolés dans le salon du palais pour s’entretenir sur des questions de politique intérieure et extérieure. A cette occasion, le président sortant avait prévenu son successeur de la tâche éprouvante, exigeante, mais en même temps exaltante qui l’attendait. Le nouveau chef d’Etat ne manqua pas cependant de solliciter de son prédécesseur quelques conseils que seule la pratique du pouvoir inspire et qui seraient à même de faciliter l’alternance. Ce dernier qui, apparemment s’attendait à cette démarche, lui déclara que gouverner, c’est choisir; mais aussi dire la VERITE au peuple et à CHAQUE étape. Il lui remit néanmoins trois enveloppes numérotées de 1 à 3 et lui dit d’ouvrir la première lorsqu’il rencontrera la première crise qu’il n’aurait pu éviter. Puis la seconde si la situation venait à s’aggraver. Et enfin la troisième lorsque survient une troisième défaillance engageant sa responsabilité.
Au premier dérapage, le nouveau président court ouvrir l’enveloppe numéro 1. A l’intérieur s’y trouve le message suivant: « Mettez tout sur le dos de votre prédécesseur ». C’est ce qu’il fit. Le peuple parti alors satisfait et le président s’en tira à bon compte. Plus tard, une nouvelle crise survint et, à court de solutions, le nouveau président se pressa d’ouvrir l’enveloppe numéro 2. Et c’est un nouveau conseil, moins expéditif cette fois. « Dis que c’est à cause de problèmes de non application des directives et que tu t’apprêtes à sévir ». L’application de ce deuxième message lui procura quand même une nouvelle porte de sortie. Et la population d’accorder un nouveau sursis au président qui s’en tira encore une fois mais de justesse. Arrive alors la troisième crise. Cette fois le conseil figurant dans la troisième enveloppe sans être énoncé explicitement était pourtant sans appel: « Prépare trois enveloppes ! »
Cette histoire, cynique par sa démesure, illustre bien les défis successifs auxquels sont généralement confrontés presque tous les chefs d’Etat une fois au pouvoir; et qui entendent mettre leur empreinte sur l’organisation des affaires du pays.
Dans le cas présent de Kaïs Saïed, la situation est tout autre. Sa passation s’était effectuée dans les règles et en temps voulu. Mais au vu de ses maigres prérogatives, il s’était retrouvé témoin impuissant face à: l’échec des institutions; l’instabilité du régime du fait d’élections législatives par effraction; une économie en détresse; et à la dégradation méthodique des conditions de vie de la population.
Croyant qu’il allait décider seul de la marche de l’histoire, il se retrouva en marionnette passive qui subit ce que lui impose le déroulement des événements. Il se contenta dès lors de faire des laïus sur la primauté de la loi, de dénoncer les corrompus; et de proférer de vagues menaces. Lesquelles restaient sans suite, amenant ses plus fervents partisans à perdre patience et confiance.
Il ambitionna toutefois de mettre un terme aux apories parlementaires et à l’instabilité des chefs de Gouvernement. Il se mit alors à élaborer un PLAN lui permettant d’échafauder les grandes orientations de la Nation. Il était temps, se disait-il, d’agir pour redresser un pays à la dérive, être le garant d’une certaine stabilité. Pour ce faire, il faut que le gouvernement ne soit plus responsable devant un Parlement qu’il pourra dissoudre à tout moment. Il reviendra alors au Premier ministre de diriger l’action quotidienne du gouvernement, sous la seule et éclairée supervision du chef de l’Etat.
Par le biais d’une téméraire entreprise qui se pare de formes légales (vues comme le symbole de la modernité politique), car il combat une Assemblée et non une armée, Kaïs Saïed passa à l’action. Et ce, en: gelant les activités du Parlement; levant l’immunité parlementaire des députés; destituant le chef de Gouvernement; et en engageant des poursuites contre tous ceux qui ont profité de l’argent public. Il fut salué par des alliés fiables à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Tout en bénéficiant du soutien infaillible de l’armée en plus de l’adhésion populaire.
Il faut reconnaître que ce coup de force était le mieux préparé, le plus longuement et le plus soigneusement mûri; et le mieux mis en œuvre, où rien n’était laissé à l’improvisation. Car il devait s’ériger comme l’ACTE DE NAISSANCE d’une nouvelle unité républicaine, porteuse d’une démocratie à renaître et qui annonce de profondes réformes des structures sociales et économiques. Il restera assurément dans les annales de l’histoire et surtout dans la mémoire collective des Tunisiens comme le symbole des réponses aux dérives d’un parti majoritaire au Parlement devenu trop puissant. Disqualifiant toute tentative de modification de l’équilibre des pouvoirs.
Pendant plus d’un an, dans un pays au bord de la banqueroute, la détérioration économique en lien avec une profonde crise sanitaire, a conduit une large frange de la population à une misère voisine de l’avilissement. Dans un système politique miné par de longues décennies de corruption, de prévarications et d’abus de toutes sortes, deux fractions du corps politiques étaient entrées dans un conflit sournois et larvé. D’un côté les islamistes, qui ont opéré pendant dix ans de larges ponctions dans les richesses nationales et ont investi tout l’appareil des affaires et de l’Etat. De l’autre, un chef d’Etat aux pouvoirs rabougris, mais qui n’aspire qu’à réorganiser à sa manière le pays pour plus de justice sociale et de transparence.
La stratégie, visiblement raisonnée, devait avoir pour effet de substituer pacifiquement dans un premier temps tout le personnel gouvernemental. Il en ira de même par la suite d’une réduction à leur juste proportion des pouvoir monopolistiques des secteurs civils organisés qui n’arrêtaient pas de se mêler de gouverner ou d’empêcher de gouverner: partis politiques, syndicats, associations, lobbies extérieurs, etc.
Dans cet affrontement, entre un Cheikh Ghannouchi devenu trop arrogant et trop sûr de lui et un Kaïs Saïed pour qui le respect de la loi était devenu un objet cognitif et qui a essuyé de dures humiliations, ce qui porte l’un annule ou mutile l’autre. Pour le moment, l’entrée en vigueur du dispositif du 25 juillet, annoncé un peu trop précipitamment comme limité dans le temps et reconnu comme nullement attentatoire aux libertés publiques, réside par essence dans le nécessaire rééquilibrage des pouvoirs organisés. Même si cela doit mener plus tard à une révision de la Constitution de 2014.
Certes, la mise en marche de la mécanique est brusque, surprenante mais sans flottement à la tête de l’opération. Dans la mesure où il n’y a nul décalage entre le concepteur et le bénéficiaire. L’événement, qui se déroula pacifiquement, voire dans la liesse et l’enthousiasme, est jugé conforme à la Constitution. Car son instigateur possède des pouvoirs réguliers reconnus. Il prit l’offensive à son heure, et il ne la prit que lorsqu’il a su qu’il avait la force, plus précisément: la force armée et celle de larges franges de la population excédée par l’interminable gouvernement du pays par les frères musulmans de Tunisie. Avant même que les islamistes ne songent à s’y opposer, le coup de force est déjà consommé et réussi.
Jusqu’ici tout va bien
Cependant, Kaïs Saïed aurait bien besoin d’une enveloppe, et une seule, comportant un conseil dont dépendra toute l’issue de son entreprise de renversement des pouvoirs. Le message lui rappellera que dans cette aventure, menée dans une zone où la visibilité est réduite, l’auteur de ce coup de folie n’a qu’un fusil à une seule balle qui, une fois tirée, doit traquer sa principale cible mouvante jusqu’à l’atteindre irrémédiablement. Car une fois que le processus de rupture est engagé, il n’y a pas de retour en arrière.
C’est que pour conserver cette avance sur ses adversaires, Kaïs Saïed aura besoin de temps. Faire une pause, c’est créer le vide, propice à l’interrogation et à l’incertitude. Le coup de force perdra alors son caractère rapide et décisif, qui fit sa force d’acte simple dans son principe et son accomplissement. Dès qu’il cessera de frapper les imaginations, sa légitimation s’en ressentira.
Or, dans une telle configuration, il lui faut parler moins et agir plus radicalement et plus vite. On ne peut pas suspendre, théoriquement, pour un mois le fonctionnement de l’activité des corps constitués, concentrer tous les pouvoirs entre ses mains, pratiquant les limogeages et les nominations au compte-gouttes, s’impliquant personnellement dans la préparation pratique de chaque action, intervenir personnellement dans la restructuration de certains services publics, gardant la haute-main sur les préparatifs soumis à son approbation expresse. Tout en niant que cela s’effectue en son nom et à son profit, mais au bénéfice de la collectivité.
Chaque nomination, chaque visite effectuée dans un ministère, chaque problème relevant d’un secteur particulier d’activité est étayé par de longs propos exprimés à sens unique, aussi inutiles que fastidieux sur la gestion que Kaïs Saïed, en expert, juge optimale pour atteindre tel ou tel objectif.
La pédagogie, qui a toute sa place à l’école et dans les universités, envahit désormais les discours du chef de l’Etat qui pense ainsi se faire l’écho des récriminations du public et des attentes de la rue. Quitte à affubler d’un sobriquet grotesque (khaznadar) un respectable ministre des Finances démis de ses fonctions et qui, parce qu’injoignable, se serait enfui en emportant le « Trésor public ».
Kaïs Saïed n’a pas les talents de tribun qui sait gagner les plus crédules aux solutions simplistes et à l’emporte-pièce qu’il propose. S’appuyer de cette façon sur les attentes du peuple, c’est jouer contre la démocratie. C’est qu’à l’inverse des élites, la masse ne comprend pas l’importance des choses. Et elle n’est pas protégée, grâce à une véritable compétence, des solutions à courte vue. Elle veut tout, tout de suite; et dans « le tout » on ramasse « du tout » …
Ainsi, en matière d’économie, c’est l’inhabituelle ouverture du champ des possibles, permettant à Kaïs Saïed de se couvrir d’une gloire utile à susciter le ralliement massif des fractions populaires les plus touchées par la crise. L’heure sera donc à la baisse: celle des taux d’intérêts, des prix des fruits et légumes, de la viande, des médicaments, des bouteilles d’eau minérale, de l’huile végétale et d’autres produits de consommation courante. Des baisses certes, mais symboliques et qui seront bientôt rattrapées par l’inquiétante hausse des taux d’inflation. Une démarche politique dégingandée et totalement disproportionnée par rapport aux annonces « historiques » lancées à la figure des traitres de la Nation, dans la soirée du 25 juillet.
Viendra bientôt le temps de nouvelles crises créées par l’impatience et le dépit. Les incantations en désordre de Kaïs Saïed, les tergiversations accumulées, les évidentes faiblesses à aller jusqu’au bout des promesses, dont certaines n’aboutiront jamais, car illusoires, ne feront alors qu’instiller le doute et la peur. La « révolution d’Etat » du 25 juillet risquerait fort de devenir l’archétype d’un coup de force raté. Car si la crise venait à perdurer, le peuple crédule: les paumés, les largués et les incultes, ne voyant rien venir, suscitera chez eux une anomie et une insatisfaction politique nouvelle et durable les rendant disponibles à de plus démagogues que lui, sensibles à d’autres voix. Et ils l’accuseront d’avoir violé le serment de fidélité à la Constitution dont il fit pendant deux ans le talisman de son investiture et de son combat contre les forces du mal.