La scène se passe au palais de l’Elysée sous la Troisième République dans le bureau du Président. Son chef de cabinet lui présente le décret portant révocation de l’ambassadeur de France en Suède. Le Président signe sans demander d’explication puis s’enquiert de la situation en Perse. « J’ai interrogé le ministre des Affaires étrangères », répond le chef du cabinet, « mais il n’a rien à vous dire à ce propos ». Changeant de sujet, le Président se tourna alors vers le secrétaire général de l’Elysée et lui demanda: « Où en sont les grèves du Nord? » « Le ministre de l’Intérieur », lui répond-il, « je pense qu’il vaut mieux que vous ne vous en occupiez pas ». Le président de la République passe à autre chose, suggérant qu’on lui donne les journaux pour qu’il sache un peu ce qui se passe.
Cloîtré et isolé plus d’une année dans son palais de Carthage, ayant pour seule confidente sa cheffe de cabinet qui a appris à ne jamais le contredire, on imagine un Kaïs Saïed déambulant au hasard des couloirs, pensant à voix haute sans attendre de réponses de sa discrète interlocutrice, sans regarder dans les yeux la malheureuse destinatrice.
Il maudit cette Constitution que, pourtant, il vénérait tant. Mais il arrive un moment où celle-ci devient un coup de frein sur ses ambitions à réformer le pays, imposer sa propre discipline, assurer à la fois la stabilité, propice au bon gouvernement, lutter contre les dérives de toutes sortes. Et satisfaire les revendications de ceux qui, lui ayant accordé leurs précieuses voix sur la seule foi de ses irrévocables engagements, n’en finissent pas d’attendre.
Du glorieux uniforme de chef d’Etat, il ne reste que des oripeaux
Mais pour ce faire, faut-il encore incarner un pouvoir fort. Or, l’ordre constitutionnel, pourtant garant de la juste répartition des pouvoirs, s’est révélé un instrument puissant aux mains de ses adversaires. Et le politique, miroir tenu à la société, ne laisse plus voir que scandale et imposture. Du glorieux uniforme de chef d’Etat, il ne reste que des oripeaux. Et de l’apparat de la fonction ne subsiste qu’un faux éclat masquant la triste réalité.
Contrairement à la majesté de sa fonction, à ce que laisserait croire aux badauds l’interminable convois de berlines noires, l’armée de policiers et les brigades spécialisées constamment sur le qui-vive chaque fois qu’il quitte le palais de Carthage, Kaïs Saïed se retrouve réduit à un rôle purement ornemental. Lequel consiste à exercer librement et personnellement la présidence des solennités nationales.
Mais ne soyons pas trop durs. Il restait quand même à cet homme désenchanté l’opportunité de partager avec son ministre des Affaires étrangères quelques rares occasions de: nommer des ambassadeurs; nouer des ententes cordiales; entretenir des relations de voisinage; ou remplir, sans succès, des missions de bons offices pour rétablir la paix civile en Libye.
Un bilan peu reluisant en matière de choix de chef de gouvernement
Cependant, au-delà des déboires occasionnés par cette magistrature d’influence, le choix du chef de Gouvernement restait largement ouvert au Président de la République. Puisqu’il possède ce pouvoir déterminant de choisir, parmi de nombreux prétendants, celui qui incarnera l’Exécutif. L’heureux postulant, accompagné de son équipe, se présentera alors devant l’Assemblée pour recueillir un vote de confiance. Or là, le bilan de Kaïs Saïed fut peu reluisant. A la limite catastrophique!
On ne peut pas dire qu’au lendemain de son intronisation, le choix du premier candidat à la fonction de chef de Gouvernement a été heureux. Peu habitué au travail de l’esprit et aux grandes idées, Habib Jemli était l’exemple même de l’inadéquation entre l’homme et la fonction. C’était un personnage mou et apathique, au vocabulaire aussi banal que restreint. Pour Ennahdha, parti majoritaire à l’Assemblée, il faisait l’affaire comme marionnette désarticulée doublée d’un pantin dont elle tirera les ficelles le moment venu. Pour le faire avancer tout droit, sans dévier d’un pouce. Incapable de former un gouvernement, et malgré un sursis d’un mois supplémentaire accordé par le chef de l’Etat, H. Jemli parti comme il était venu. Et on a même fini par oublier son existence.
Puis quoi de mieux pour un pays qu’un ancien ministre? Un homme de décision et de commandement cette fois. Et qui, par ses mérites, son sens de la responsabilité, son recul prolongé par rapport aux luttes politiciennes et sa discrétion, contribuera à reconstruire la politique de demain. Quoi de mieux qu’Elyes Fakhfkah? Un revenant de la Troïka qui a violenté sa conscience avec Ennahdha en glorieux ministre du Tourisme; avant d’être appelé à veiller sur les comptes de la Nation. Bien que libre de son choix, Kaïs Saïed nous avait tous pris au dépourvu en nous proposant un candidat à la présidentielle qui a raflé 0,3% des suffrages. Une personnalité qui sentait la naphtaline. Et qui représentait une désolante régression politique et intellectuelle dans la courte histoire démocratique de ce pays.
Des chefs de gouvernement en cascade
Nous revoilà donc en présence d’un deuxième postulant qui ne manquera pas de rappeler les mêmes engagements que son malheureux prédécesseur. Cette fois, l’investiture d’Elyes Fakhfakh n’engagera pas que lui, elle détermine surtout le devenir des représentants de l’Assemblée qui jouaient leur mandat.
Alors une majorité, bien qu’assez faible, jugea qu’il méritait bien la confiance du peuple; en arguant qu’il y va de l’avenir du pays. Non pas l’avenir immédiat, conditionné par les problèmes de survie, mais celui des stratégies à long terme. Le débat ne sera qu’un blablabla de déni. D’ailleurs, le manque de compétence, l’absence d’une vision d’ensemble, l’improvisation, la cacophonie; et, par-dessus tout, le tiraillement entre Carthage et le Bardo, sera pour lui une inaptitude de plus à agir et à trancher. Tout cela, associé à l’ouverture d’une enquête diligentée par le Pôle judiciaire économique et financier sur trois dossiers de suspicion de conflit d’intérêts, ont accéléré son infâme exil.
Aguerri par deux échecs cuisants, il fallait à Kaïs Saïed un impétrant capable d’aller au bout de la course. Quoi de mieux qu’un fidèle du sérail? Ancien conseiller à la présidence, puis ministre de l’Intérieur du gouvernement Fakhfakh, Hichem Mechichi sera sans aucun doute à la fois l’homme de confiance des parlementaires et l’homme de paille de Carthage. Soit le candidat rêvé pour laisser les mains libres au président de contrôler le gouvernement. Champagne!
Or, croyant se prémunir des risques tout en rattrapant ses deux grosses bourdes, ce bon profil qui devait forcément coller aux attentes de Kaïs Saïed plutôt qu’à celles de ce pays, a vite tourné casaque. S’avérant être un variant dangereux, affectant davantage l’équilibre des pouvoir, nourrissant de nombreuses craintes quant à sa dangerosité politique sur l’avenir même de l’institution présidentielle.
Avec sa soif de pouvoir et la garantie du soutien d’Ennahdha et ses alliés, le chef de Gouvernement échappa complètement au contrôle du président de la République. En venant au conflit avec son bienfaiteur avec lequel il ne s’entretenait plus que par écrit. Tout en échangeant avec profusion les remarques désobligeantes et les caquets.
Lutte de pouvoir au sein de l’Exécutif sur fond de crises tous azimuts
Kaïs Saïed, jusque-là Chef de l’Etat et non pas Chef de l’Exécutif, était fortement marqué par ses limites face au délabrement profond du pays. Avec: une Assemblée majoritairement hostile peuplée de représentants qui avaient perdu tout respect pour les institutions républicaines; des dépenses publiques devenues incontrôlables; une justice arbitraire et souvent manipulée; et une gestion totalement non maîtrisée du pays, socialement et économiquement.
Pendant ce temps, le chef de Gouvernement, se reconnaissant irrécusable chef de l’Exécutif, s’est mis à contester au président de la République certaines de ses prérogatives. Notamment le contrôle des forces de sécurité intérieures désormais au centre d’une épreuve de force et de légitimité. Et ce, aux dépens de la santé publique dans une période de pandémie et de l’amélioration des conditions de vie de la population.
Pour le peuple, il y en avait là suffisamment pour fabriquer ce dégoût que soulèvent la vie publique et le mépris croissant pour le personnel politique dans son ensemble.
La Constitution de 1959 au secours de Kaïs Saïed
Face au spectacle de délabrement des institutions et des partis politiques devenus des machines à trahir. Face à la détérioration des ses rapports avec le président du Parlement et son protégé, Kaïs Saïed, refugié jusqu’alors dans une authentique rupture avec la réalité, qui se limitait à des interventions de pure forme et à des exercices de style sans intérêt, commença à découvrir quelques vertus à la Constitution de 1959.
Dès lors, l’idée de porter atteinte à ce mémorial du génie révolutionnaire qu’est devenue la Constitution de 2014, conçue pour renforcer le pouvoir du Parlement au détriment de celui du président de la République, a cessé pour lui d’être un tabou.
C’est que les événements du début du mois de juillet avaient changé la donne. Notamment l’outrance des députés à son égard et les graves défaillances de sécurité constatées aux frontières terrestres et aériennes. A cela s’ajoutaient les mises en garde de certains pays étrangers quant à l’existence d’un danger grave et imminent contre le pays, ses institutions et sa propre légitimité. Puisqu’on a commencé par envisager les moyens pour l’obliger à quitter son poste.
C’en est assez pour tirer Kaïs Saïed de sa torpeur et l’inciter à prendre cette fois le mal à la racine et avec sérieux. Les dispositifs annoncés le soir du 25 juillet, vidant provisoirement de toute réalité la règle de fond du régime parlementariste et de la démocratie qu’est la responsabilité du chef de Gouvernement, l’ont montré plus fort. Mais aussi plus sûr de lui, plus intraitable et sensible aux inquiétudes de la population. Plus que jamais déterminé à sévir contre la dictature des malfrats et à préserver la stabilité du pays. Telle était en tous cas la perception désormais admise.
Il était temps! Car l’homme commençait à susciter l’indifférence. L’appel à l’esprit du 25 juillet ne saurait néanmoins dispenser le Chef de l’État d’accélérer la réalisation des promesses exprimées: assainissement tous azimuts des institutions, notamment judiciaire; lutte sans merci contre la corruption; surveillance des circuits économiques; répressions des fraudeurs et autres spéculateurs; redistribution plus équitable des richesses; et autres engagements qu’il serait fastidieux d’énumérer tous.
Un président omniprésent
En l’absence d’un gouvernement et d’un Parlement, voilà que le chef de l’Etat gagne en visibilité, devient OMNIPRESENT. Maintenant qu’il dispose de tous les pouvoirs, il est sur tous les fronts, à chaque événement politique majeur: purge, limogeage ou nouvelles nominations. Il bat le pavé pour s’enquérir de l’état du pays et des conditions de vie de ses habitants. Privilégiant le contact direct avec les gens qui lui expriment leurs sentiments en lui souhaitent la victoire sur ses ennemis. Il arpente sous un soleil de plomb l’avenue Bourguiba, débarque à Sidi Hassine. Il multiplie les visites inopinées: au ministère de l’Intérieur; à celui du Commerce; dans un entrepôt réfrigéré des produits agricoles. Il rend visite à des potières traditionnelles à la cité Helal. Il s’enquiert de l’état de santé de Radhia Nasraoui, épouse d’un infatigable et virulent détracteur de tous les politiciens.
Présent partout, Kaïs Saïed commence à faire l’objet d’un culte de la personnalité. Il devient le repère essentiel, car c’est lui qu’on invoque pour juger de la qualité d’un bon administrateur, pour résoudre un problème de service public. Et c’est à lui qu’on se réfère pour juger un comportement. Du souffle et de l’action pour les laissés-pour-compte comme pour le reste, c’est tout ce qu’on lui souhaite sans trop y croire.
OMNISCIENT, Kaïs Saïed sort plus souvent de son silence et disserte sur tout. Pour une fois, l’invocation des valeurs se substituant aux habituelles litanies sur l’infaillibilité constitutionnelle. Recevant telle ou telle personnalité, il en profite pour dénoncer le silence coupable d’un ministre, l’arrestation d’une juge qui s’adonne au blanchiment d’argent. Il produit un exposé sur la pédagogie en milieu scolaire. Et il rappelle à des responsables de la SONEDE qu’une partie de la population n’a toujours pas accès à l’eau, que de trop fréquentes coupures privent plusieurs quartiers de l’eau courante. De plus, celle qui coule dans nos robinets n’est pas obligatoirement potable.
Kaïs Saïed s’est épris pour les actions concrètes
Loin de l’exécrable brouhaha politique, le Chef de l’Etat, qui regardait le pays s’enliser chaque jour davantage dans de déprimants échecs économiques et sociaux, conçoit de plus en plus son activité hors des sentiers battus et rebattus par la science administrative.
Désormais seul à la barre, en l’absence de gouvernement, Kaïs Saïed s’est épris pour les actions concrètes. Telles que sa visite au ministère du Commerce et son entrée musclée dans un entrepôt réfrigéré de fruits et légumes.
Lorsque la récitation est mille fois répétée, elle devient réalité. Kaïs Saïed croit sincèrement qu’avec le fait de prononcer des mots, dénoncer les abus, signaler les exactions, pointer du doigt les affameurs en n’ayant à l’esprit que les millions de bouches à nourrir, il parviendra à ajuster l’offre et la demande. Accélérant dès lors la baisse des prix.
Lutter contre les circuits parallèles et l’évaporation fiscale
Sauf qu’il n’y a plus grand monde dans ces lieux publics censés gérer le flux de marchandises. Lesquels garantissent en temps normal la régulation du marché, la disponibilité des produits; et qui déterminent le juste prix, afin de répondre aux besoins spécifiques des clients professionnels.
Si les marchés de gros sont aujourd’hui de moins en moins approvisionnés, c’est parce que les circuits de distribution se sont installés ailleurs. A l’abri des restrictions réglementaires et fiscales systématiquement contournées. Offrant aux acteurs du secteur de l’agriculture et celui de la transformation industrielle un débouché nettement plus lucratif aux dépens du consommateur et du Trésor public.
En plus de la désorganisation et de la spéculation, qui caractérisent le marché alimentaire, responsables de la pénurie et de la flambée des prix, un rapport du Global Financial Integrity révèle que la Tunisie, classée, en 2019, 93ème derrière des pays comme l’Ethiopie (83), l’Ouganda (81), l’Egypte (65), l’Algérie (61) et le Maroc (24), perd annuellement plus de deux milliards de dollars en fuite de capitaux. Un au-delà merveilleux certes, mais aussi une sphère d’irresponsabilité d’un Etat à court de solutions pour imposer l’obligation morale de payer les impôts et mettre fin à l’impunité fiscale.
Tout cela pour rappeler que dans la lutte contre la fraude, la spéculation et la corruption, dont l’odeur est longtemps embusquée dans les planchers et les murailles, la recherche d’un coupable privilégié à désigner s’inscrit dans une VAINE ILLUSION PURIFICATRICE. Ne pas l’aborder comme une profusion de causes revient à diluer le phénomène, le rendre impossible à saisir et le banaliser.
Que de fois avons-nous entendu récapituler la longue liste des réalisations à venir de la part d’apologistes passionnés de la continuité de l’Etat, de la prospérité inéluctable et des lendemains qui chantent. Les gouvernements changent, mais la confiance continue en revanche à aller infailliblement aux personnages les plus falots, les plus nuisibles; aux plats flatteurs et aux moins compétents.
Ce virage constitutionnel, qualifié d’abord comme un processus de transformation rapide et profond d’un système politique bloqué, revendiqué ensuite comme un succès historique une fois surmonté le premier mois fatidique, le temps de nettoyer les écuries d’Augias, est de plus en plus confus, instable et incertain.
Plus le temps passe, plus on verra défiler à tire-larigot les excuses, tant de fois invoquées. Comme: le coup de force demande encore plus de temps, les enjeux ne sont pas uniquement d’ordre institutionnel, les soutiens financiers seront les garants de la pérennité de la stabilité et de la croissance, etc.
L’art de la guerre enseigne pourtant que si nous voulons que la gloire et les succès accompagnent nos armes pour lutter contre un ennemi toujours en embuscade, nous ne devons jamais perdre de vue: la doctrine, le temps, l’espace, le commandement, la discipline.
Alors que faire? Faire vite, car les jours sont comptés. Et si par bonheur des solutions pérennes existent, elles seraient pour le moment à chercher en dehors des valeurs incarnées dans la démocratie et son pluralisme fictif. A bon entendeur salut!