Habib Bourguiba est avant tout le prototype du leadership charismatique. Le dernier sans doute d’un phénomène qui s’est manifesté au début du XXème siècle avec des hommes tels que Sa’ad Zaghloul en Egypte ou Nehru en Inde, durant la longue lutte de décolonisation. Il marque de son emprunte à la fois la libération du joug colonial et la formation de l’Etat national.
Une longue lutte disons nous qui se situe entre les aspirations réformistes du XIXème siècle et la lutte pour la démocratie qui s’est manifestée plus tard. Certains vont s’évertuer à réduire le rôle du chef charismatique en lui reprochant de ne pas s’inscrire dans le cadre démocratique. Le pouvait-il dans les années 20 et 30 du dernier siècle? Car enfin son programme était déjà très ambitieux. La liberté disait Bourguiba, « c’est se libérer du joug de l’étranger. Mais aussi se libérer de la faim, du dénuement, de l’ignorance et du fanatisme ».
Cette ambition est rendue possible, à travers une approche qui a rencontré des obstacles tout au long de son application de la part des forces conservatrices. D’abord de l’ancien Destour (Archéo Destour), ensuite de la part des islamistes au XXème siècle.
Il est vrai qu’après l’indépendance les instances de l’Etat et du Néo-Destour ont jeté le discrédit sur les confréries religieuses, les Zaouias, et tenté de s’assurer le monopole de l’espace social.
Ce livre parle d’une stratégie des mutations avec une attention toute particulière au Code du Statut Personnel. Ce code est considéré comme la pièce maitresse de la réforme et de la modernisation de la société. L’auteur va jusqu’à le comparer à des mesures telles que la libération des esclaves en 1846 et la Pacte Fondamental en 1857. Le CSP se veut être le synonyme d’une révolution juridique.
Cependant, en réalité, les réformes ne s’arrêtent pas là. Car il convient de rappeler des mesures aussi marquantes que la réforme des Habous. Mais aussi l’élimination de l’enseignement Zeitoun. Et ce, par l’unification et la modernisation de l’enseignement. Ainsi que des mesures telles que l’administration de la justice.
Bourguiba était très conscient du fait que l’islam constituait un élément central de l’identité de la société. Et que de ce fait la situation exigeait un traitement tout particulier. Lors d’un voyage en Turquie, il a réalisé les limites d’une réforme à la Atatürk. D’ailleurs, dans une lettre à son fils datant du 01-02-1951, nous pouvons lire: « J’ai beaucoup réfléchi à l’expérience de Kemal Atatürk. C’est une expérience ayant ses qualités et ses défauts. Nous sommes en mesure d’obtenir les mêmes résultats. En utilisant des moyens moins cruels et en accordant plus d’importance à l’âme du peuple. »
Rappelons que si Bourguiba était connu en Orient comme en Occident pour avoir exigé des femmes le rejet du voile en 1956. Le même a, en 1929, soutenu le port du voile en tant que dimension de l’identité nationale vis-à-vis de l’occupant.
Prendre donc la religion en considération, ne pas l’exclure, mais jamais il ne convient d’accepter l’opposition de la religion à l’Etat. Bourguiba tient à la présence du religieux, à condition que ce soit au service de l’Etat et non en opposition.
Par contre et pour ce qui est de sa relation au peuple, Habib Bourguiba a toujours reconnu et composé avec le secteur ouvrier. Il a cherché une alliance avec l’UGTT. Et bien que sévère à l’égard de tous les chefs politiques, il a toujours manifesté son soutien et son admiration à l’égard de Mohamed Ali El Hammi et de Farhat Hached.
Contrairement à l’Archéo Destour, il a assuré au syndicat ouvrier le soutien de son parti en affirmant : »L’expérience- je pourrais dire l’épreuve et la contre-épreuve- a montré que toutes les fois que cette solidarité s’est trouvée rompue par la faute de l’un ou de l’autre (Parti ou Syndicat), c’est le désastre pour les deux, qui finissent par succomber. »
Grace à cette stratégie consensuelle et gradualiste dans la démarche pour la libération et la construction de l’Etat, la Tunisie sera le seul pays de la région où l’Etat dispose non pas d’une seule mais de deux sources de légitimation.
Rappelons enfin que ce livre est l’œuvre d’un historien professionnel qui a su conjuguer le talent du chercheur avec son attention au détail avec l’art de l’écriture qui selon les termes de Jean Jaurès « est un effort incessant d’invention et de perpétuel création ».
Pr. Abdelbaki Hermassi
[1] – AC Éditions, 2021, 200 p, 25 DT. AC Éditions, 2021, 200 p.